La traite des femmes autochtones au Canada : vers une approche fondée sur les droits humains

La Commission nationale d’enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées [ci-après la Commission d’enquête nationale] tiendra ses premières auditions à partir de la fin mai 2017. Après de nombreuses années de pression provenant des familles des victimes, de la société civile et d’organismes internationaux, la Commission d’enquête nationale se penchera enfin sur les causes systémiques de toutes les formes de violence commises contre les femmes autochtones au Canada. Dans le cadre de son mandat, elle entend se pencher notamment sur l’exploitation sexuelle et la traite des femmes et filles autochtones. En effet, des rapports indiquent que les femmes autochtones sont affectées de façon disproportionnée par la traite aux fins d’exploitation sexuelle. Or, il est difficile de déterminer l’étendue de ce phénomène, ce qui affecte la capacité à mettre en œuvre des politiques adéquates.

 

Des données fiables sur la traite des êtres humains en général sont difficilement accessibles en raison de plusieurs facteurs dont la nature clandestine de ce crime, les craintes de dénoncer, ainsi que les différentes compréhensions de ce que constitue la traite. La traite pour des fins d’exploitation sexuelle est particulièrement problématique en ce sens, car la ligne est mince entre la prostitution et la traite. En effet, les féministes s’opposent quant à savoir si l’exploitation est inhérente ou non à la prostitution/travail du sexe et constitue par conséquent une forme de traite. À ce titre, les accusations pour les cas de traite sont souvent portées en vertu des dispositions du Code criminel liées aux « services sexuels », plutôt que celles liées à la traite, en raison de la difficulté – réelle ou perçue – de prouver l’élément d’exploitation constitutif de la traite. La distinction entre la traite pour des fins d’exploitation sexuelle et la prostitution/travail du sexe est encore plus mince dans le contexte canadien depuis l’entrée en vigueur à la fin 2014 du nouveau régime encadrant la prostitution, adopté à la suite de l’arrêt Bedford rendu par la Cour suprême du Canada.

 

Les études sur la traite des femmes autochtones ne sont pas étrangères à ces considérations. Plusieurs rapports assimilent la prostitution à l’exploitation sexuelle et à la traite. Certaines études adoptent explicitement la position suivant laquelle l’exploitation est inhérente à la prostitution et qu’il s’agit donc de traite humaine, alors que d’autres adoptent cette position implicitement en utilisant des données sur la prostitution afin de démontrer les situations de traite. Cette dernière approche s’explique également par l’absence de statistiques sur la traite ventilées par race ou ethnicité. Les statistiques publiées par Statistique Canada donnent des informations sur les caractéristiques des victimes telles que le sexe, mais ne permettent pas de déterminer la proportion des victimes qui sont Autochtones.

 

Les études sur la traite des femmes autochtones ont approché ce phénomène sous plusieurs angles. Une approche, avancée principalement par des auteures autochtones, suggère que certaines pratiques historiques constituent des formes de traite en soi. À titre d’exemple, selon cette approche, les pensionnats autochtones constituaient une forme de traite. Les enfants autochtones étaient enlevés de leurs familles et transportés vers des pensionnats gérés par l’Église ou par l’État, où ils ont été victimes de nombreux abus, dont des abus sexuels. Ce système était mis en place afin d’établir le contrôle et le pouvoir de l’État sur les peuples autochtones. Ces pratiques coloniales ont causé de profonds traumatismes intergénérationnels au sein des peuples autochtones. Plusieurs caractéristiques identifiées comme facteurs de vulnérabilité à la traite aujourd’hui, sont la conséquence de la colonisation.

 

D’autres études, plus fréquentes, rapportent des cas contemporains de traite de femmes autochtones, ou encore soulignent les facteurs de vulnérabilité à la traite. Ces facteurs incluent la surreprésentation des femmes autochtones dans la prostitution, la discrimination fondée sur le genre et la race, la pauvreté extrême, les logements inadéquats et instables, l’itinérance, les problèmes de santé mentale, les dépendances à différentes substances, les familles et institutions dysfonctionnelles ou violentes, les abus physiques et sexuels, ainsi que la migration urbaine.

 

Différents scénarios ont été identifiés. Les femmes autochtones peuvent être victimes de traite au sein de leurs communautés. Elles peuvent aussi être trafiquées de leurs communautés vers des centres urbains. Plusieurs femmes quittent également leurs communautés pour différentes raisons, et deviennent la cible des trafiquants une fois arrivées en milieu urbain.

 

Il est essentiel de mieux comprendre la nature, l’étendue, les causes et les implications de la traite des femmes autochtones au Canada afin de mettre en œuvre des mesures qui tiennent comptent et répondent à leur expérience spécifique. À ce titre, l’approche de l’État canadien jusqu’à présent a mis l’accent sur le volet pénal et la répression de la traite. Or, cette approche demeure peu efficace à elle seule pour répondre à tous les aspects de ce phénomène. En plus du nombre peu élevé de cas de traite portés devant les tribunaux et de condamnations obtenues, les victimes sont laissées pour compte.

 

En ce sens, une approche fondée sur le droit international des droits humains offre une perspective plus complète pour aborder la traite des êtres humains en général. Conformément à cette approche, la traite est considérée comme étant à la fois la cause et la conséquence de violations des droits humains des victimes. Cette approche place la victime, et non le responsable, au centre des préoccupations. Le cadre du droit international des droits humains permet de mettre l’emphase sur la responsabilité de l’État canadien quant à la prévention, l’investigation et la punition des actes de traite, ainsi que l’accessibilité de recours effectifs et adéquats pour les victimes.

 

L’importance de l’approche par les droits humains quant à la traite des êtres humains est maintenant bien établie sur le plan international. Cette approche doit être favorisée par le gouvernement canadien. Or, il a été reproché à la Commission d’enquête nationale de ne pas adopter explicitement une approche fondée sur les droits humains. Par ailleurs, le gouvernement fédéral est en processus d’évaluation horizontale officielle de son Plan d’action national de lutte contre la traite de personnes qui était en vigueur pour la période 2012-2016, afin d’éclairer ses prochaines étapes sur cet enjeux. Ces nouvelles étapes doivent mettre l’emphase sur les droits humains des victimes de traite. En ce sens, l’obligation de fournir des mesures de réparations effectives et adéquates pour les victimes de traite, dont les femmes autochtones, doit être priorisée. Des réparations effectives et adéquates doivent être accessibles sans discrimination, et être conçues pour répondre aux conséquences spécifiques de la traite pour les victimes. La notion de réparation en droit international des droits humains est vaste et comprend des mesures de restitution, réhabilitation, compensation, satisfaction et garanties de non-répétition.

 

À ce titre, plus de recherches sont nécessaires afin d’évaluer, au regard du droit international, les mesures accessibles aux victimes de traite des êtres humains au Canada. Il est nécessaire de déterminer le caractère effectif et adéquat de ces mesures pour répondre à l’expérience spécifique de la traite pour toutes les victimes, incluant les femmes autochtones, tout en évitant d’essentialiser cette expérience.

Laisser un commentaire