L’État de droit est un concept étrange et déroutant. C’est depuis son émergence au XIXe siècle que sa définition et son usage fascinent et interrogent. En effet, ils n’ont pas fait consensus au sein de la doctrine et continuent de diviser les acteurs internationaux. Tout au long de son histoire, le concept d’État de droit a été pris dans le jeu de combats sémantiques qui ne sont que le reflet de luttes idéologiques. Ses premières traces remonteraient à la philosophie grecque. Aristote aurait préféré l’idée d’un Etat de droit, ou la suprématie du droit (rule of law), à la suprématie de l’homme (rule of men). Mais c’est surtout vers la fin du XIXe siècle que la notion connaitra son titre de noblesse en Grande Bretagne et en Allemagne. Le rule of law est popularisé en Angleterre par Albert Venn Dicey tandis que le Rechtsstaat est promu en Allemagne par les libéraux tels Welcker, Mohl, dans leur lutte contre la monarchie absolue (Beaulac S, 2007). Le Rechtsstaat a été importé en France par Léon Duguit en 1907 sous la dénomination de « Etat de droit » (Heuschling L., 2009).
Parmi les reproches formulés à l’encontre du concept d’Etat de droit, on s’aperçoit principalement de la mésentente originelle sur laquelle il s’est édifié. En effet, cette expression recouvre au moins trois significations à la fois différentes et concurrentes : la conception formelle, la conception matérielle et la conception substantielle. La conception formelle correspond à l’idée d’un Etat agissant au moyen du droit, c’est-à-dire, dans la forme juridique. La conception matérielle signifie que l’Etat agit conformément à un droit supérieur, qui lui préexiste et qui lui soit extérieur, et la conception substantielle renvoie à l’idée que l’Etat doit respecter un certain nombre de qualités intrinsèques de ce dernier : la clarté, la cohérence de la loi, sa publicité, sa prévisibilité, sa non-rétroactivité.
Ces trois visions dessinent plusieurs figures possibles, plusieurs types de configurations de l’Etat de droit comme le fait observer le professeur Jacques Chevalier (Chevalier J., 2009). Ce dernier relève que l’approche est radicalement différente entre ceux qui soutiennent une conception formelle de l’Etat de droit et ceux qui défendent plutôt une version instrumentale ou substantielle de celui-ci. On parle donc d’une notion polémique, qui d’ailleurs se serait érigée par opposition à une autre expression considérée comme son antonyme : « l’Etat de police » dans le contexte des luttes contre le régime autoritaire de Bismarck. Pour Luc Heuschling, l’Etat de droit est un concept « arborescent aux frontières évanescentes ». Chacun des trois termes Rechtsstaat, Etat de droit et rule of law, écrit-il, « englobe une pluralité débordante et souvent déconcertante de composantes » (Heuschling L., 2009). Heuschling conçoit l’état de droit comme un méta-principe ou un macro-concept ou encore un concept gigogne.
Au-delà de ces ambiguïtés intrinsèques du concept d’Etat de droit, il y a lieu de relever aussi la confusion qu’il entretiendrait avec des notions qui lui sont voisines notamment les droits de l’homme, la démocratie et la bonne gouvernance. C’est une « imprécision apparemment voulue » et « regrettable », dénoncent les professeurs Mathias Forteau et Linos Alexandre Scilianos (Forteau M, 2009 ; Scilianos A-L, 2000). M. Forteau voit dans l’État de droit une notion englobée par, et utilisé à, d’autres fins.
Si le concept est l’objet de débats des plus controversés, il déchaine toutefois les passions et les adhésions. Il jouit du soutien unanime de la communauté internationale allant des organisations régionales aux organisations universelles. Aujourd’hui la notion d’Etat de droit jouit d’un prestige tel qu’elle devient incontournable dans presque tout discours à saveur politique et juridique. Elle est une référence obligée, une sorte de fil conducteur de la de bonne parole de paix, de sécurité internationale, du respect des libertés individuelle, de la démocratie, de la bonne gouvernance, voire de la moralisation des relations internationales. Mais l’importance accordée à l’état de droit dans le discours international correspond-elle à son effectivité ? Quel est le statut réel de l’état de droit dans la normativité internationale ?
Il est difficile de dégager du discours des Etats une conception claire et précise de l’Etat de droit. Il s’agit d’une notion floue et polysémique. Quand sa référence ne renvoie pas à des objectifs politiques, elle traduit des règles juridiques déjà établies comme le soutient le professeur Olivier Corten en recourant à l’analyse des documents onusiens (Corten O., 2009). Mathias Forteau fait observer qu’au niveau des organisations internationales, l’usage du mot [Etat de droit] et les discours y relatifs ne traduisent pas l’existence d’une véritable catégorie juridique et d’authentique conceptions juridiques. Il y voit plutôt une sorte « de valeur, d’objectif ou principe » à « caractère faiblement contraignant » (Mathias F., 2009). Ainsi, loin d’être un principe juridique, l’Etat de droit en droit international s’apparente à un idéal politique, quelque chose d’appelant à une concrétisation, n’étant consacré par aucune Convention internationale ou jurisprudence pertinente des tribunaux internationaux. Toutefois, en considérant la consécration qui en est faite au niveau régional ainsi que dans l’ensemble des résolutions, des recommandations et des rapports adoptés au niveau des organisations internationales, il est aussi intéressant de se demander s’il ne s’agit pas d’une norme en construction voire tenue pour établie.
En effet, depuis environ une vingtaine d’années l’Etat de droit connait un développement discursif impressionnant au point qu’il devient presqu’illogique d’affirmer qu’il ne renferme aucune valeur juridique. Aux niveaux européen et américain, le sujet est consacré à la fois par les textes et les tribunaux. Il est institué comme un principe commun aux Etats membre de l’Union européenne (Article 6.1 TUE) et est repris dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et dans le Traité constitutionnel pour l’Europe (article 2). Dans la Charte américaine de 2000, la référence à la notion est claire. A l’article 2, on lit ce qui suit : « l’exercice effectif de la démocratie représentative constitue le fondement de l’Etat de droit et des régimes constitutionnels des Etats membres […] ». Même son de cloche en Afrique. L’Acte constitutif de l’Union africaine du 11 juillet 2000 a consacré une place centrale à la notion. Dès le préambule, les Etats membres se déclarent : « résolus à promouvoir et à protéger les droits de l’homme et des peuples, à consolider les institutions et la culture démocratiques, à promouvoir la bonne gouvernance et l’État de droit ». A l’échelle universelle, l’organisation des Nations unies considère l’Etat de droit comme l’un des quatre domaines prioritaires auxquels il faudra apporter des « solutions multilatérales ». Le terme apparait dans une myriade de résolutions et de documents depuis la Résolution 48/132 du 20 décembre 1993 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le Renforcement de l’état de droit, à sa Résolution 72/119 du 7 décembre 2017 sur l’état de droit aux niveaux national et international. Néanmoins, la référence à l’Etat de droit dans le discours de ces organisations politiques ne renvoie à rien d’univoque. Le concept est utilisé selon des grilles de référence très variées, ce qui fragilise sa relative valeur juridique.
Par ailleurs, autant affirmer l’existence d’une valeur normative de l’état de droit se révèle problématique, autant il est incertain d’attester que la pratique des Etats et des OI confirme l’existence d’une société internationale régie par l’état de droit. Car, dans la mesure où l’état de droit dans l’ordre international signifierait la prééminence du droit dans les rapports des sujets du droit international entre eux ou encore l’effectivité de la légalité internationale, il est difficile, en tenant compte de la réalité des relations internationales contemporaines, d’affirmer l’existence d’un ordre international régi par les valeurs de l’état de droit. Le professeur James Crawford par exemple met au-devant les inégalités consacrées par la charte des Nations Unies avec notamment la très controversée question du droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité, des interventions unilatérales des grandes puissances et certaines conclusions de justice inopportunes des tribunaux internationaux pour se demander si le droit international applique l’exigence de l’état de droit aux autres, mais pas à lui-même (Crawford J., 2015). Quant à Monique Chemillier-Gendreau, l’une des plus grandes figures critiques du droit international, elle s’appuie sur les « inégalités fondamentales qui marquent le droit international et qui en font un droit bien peu démocratique » pour conclure que la « société internationale ne fonctionne même pas sur les principes minimums de l’état de droit » (Chemillier-Gendreau M., 2015). Mais pour autant, l’état de droit est-il irréalisable dans l’ordre international ?
Cette question peut sans doute soulever des querelles d’appréhension. Soulignons tout de suite que le problème fondamental de l’état de droit c’est qu’il est confronté à la complexité du droit international, un droit qui place la souveraineté au cœur de son fronton, alors que la réalisation de l’état de droit suppose un encadrement poussé de cette souveraineté. La réalisation de l’état de droit au plan international apparait, à cet effet, incertaine voire utopique car peu compatible avec le droit international qui est un droit de consensus. Le professeur Olivier Corten par exemple soutien qu’une éventuelle fortification de l’état de droit à l’échelle internationale ferait passer le droit international d’un droit proprement « international » à un droit plutôt « mondial » ou « fédéral ». La réalisation de l’état de droit au plan international impliquerait, en ce sens, la disparition d’un ordre juridique spécifiquement international, soutient-il. Il y a lieu toutefois de se demander, tout en reconnaissant l’évidence de ces difficultés, si la consécration de la coutume comme base de la refondation d’un droit impératif général et la figure du juge ne permettraient pas la réalisation d’un état de droit international.