Le dialogue des juges dans l’ordre juridique international : de l’interprétation et de l’application de la prohibition de la torture en tant que norme impérative

La protection des droits de la personne dans l’ordre juridique international est assurée par plusieurs systèmes de protection, universels ou régionaux, de nature différente, conçus comme étant formellement indépendants et non hiérarchisés. Ainsi, les interprètes en charge de l’interprétation et de l’application des instruments de protection des droits de la personne ne sont pas liés ni par leurs décisions respectives, ni par les instruments qui relèvent de la compétence de chaque organe en l’absence de la règle de la stare decisis (binding precedent). Le phénomène du dialogue juridictionnel est une pratique judiciaire spontanée. Il consiste pour un organe de protection de se référer à des éléments étrangers à son système juridique, qu’il s’agisse de décisions ou d’instruments émanant d’autres organes de protection des droits de la personne, lorsqu’il interprète le sens et la portée d’un droit. Par exemple, pour opérer un revirement de jurisprudence ou pour adopter une interprétation extensive, un organe de protection donné pourra justifier son raisonnement en ayant recours aux décisions et instruments d’autres systèmes juridiques ayant abouti au même résultat pour un problème juridique similaire.

Plusieurs instruments internationaux prohibent la pratique de la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants. Cette interdiction est ainsi à la croisée du droit international des droits de l’homme, du droit international humanitaire et du droit international pénal, témoignant d’une perméabilité entre les systèmes de protection En effet, cette pratique est prohibée par l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ; l’article 5, 2) de la Convention interaméricaine des droits de l’homme ; l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ; l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; l’article 5 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ; l’article 8 de la Charte arabe des droits de l’homme ; la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres traitements inhumains ou dégradants (1975) ; la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (1984 – ratifiée par 141 États) ; la Convention interaméricaine de prévention et de répression de la torture (1985) les Lignes directrices de Robben Island pour la prévention de la torture et autres mauvais traitements de la Commission africaine (2002); les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977, notamment par l’article 3 commun aux Conventions de Genève, mais aussi plus spécifiquement par les articles 12 et 50 de la 1ère Convention, les articles 12 et 51 de la 2ème Convention, les articles 17, 87, 130 de la 3ème Convention, les articles 32 et 147 de la 4ème Convention, l’article 75, 2), a) et e) du 1er Protocole et l’article 4 du  2ème Protocole ; les articles 6, b) et 6, c) du Statut du Tribunal de Nuremberg ; les articles 5, f) et 2, b) du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ; les articles 3, f) et 4, a) du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda ; les articles 5.2, f) et 3, a) du Statut du Tribunal spécial pour le Sierra Leone ; et enfin, les articles 7, 1, f), 8, §2, a), ii) et 8 § 2, c), i) du Statut de Rome (1998) de la Cour pénale internationale.

Cependant, cette prohibition fait l’objet de violations récurrentes et persistantes, tant en temps de paix qu’en temps de guerre. La pratique des extraordinary renditions dans le contexte de lutte contre le terrorisme, les conditions de détention à la prison de Guantanamo en dehors de tout cadre judiciaire, l’usage systématique du viol comme arme de guerre dans le cadre du conflit armé syrien ou encore le traitement des migrants dans le cadre de la guerre au Yémen, sont autant d’exemples que le respect de cette interdiction exige un engagement constant, des actions concrètes en ce sens et la garantie d’un accès à la justice pour les victimes de tels actes. Les organes internationaux de protection des droits de la personne, en raison de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, ont vocation à intervenir lors le litige n’a pas été résolu au niveau national. Face à ces problèmes juridiques transnationaux, la pratique du dialogue à l’égard de l’interdiction de la torture se justifie en raison de la symétrie existant entre les nombreux instruments qui prohibent cette pratique, en des termes semblables, sinon identiques. Dès lors, il est intéressant d’illustrer le dialogue judiciaire dans l’ordre juridique international avec la jurisprudence en matière de prohibition de la torture. Tout d’abord, l’usage d’éléments extra-systémiques et l’ouverture globale des organes de protection reflète une convergence quant à la nature de la norme impérative de la prohibition de la torture (1). Cependant, il semblerait que les effets découlant de la nature indérogeable d’une telle interdiction sont très largement discutés et ne font pas l’unanimité (2).

 

  1. La convergence quant à la prohibition de la torture en tant qu’une norme impérative du droit international

Si nul ne conteste la portée universelle de l’interdiction de la torture et autres formes de mauvais traitements en vue de garantir le respect de l’intégrité et de la dignité de la personne humaine, la reconnaissance de la nature impérative de cette prohibition découle de la jurisprudence.

Ainsi, le jugement rendu par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) dans l’affaire Furundzija a consacré l’acte de viol comme pouvant être qualifié comme un acte de torture en raison de sa particulière gravité, mais a également affirmé avec force que l’interdiction de la torture a un caractère impératif, relevant ainsi du jus cogens. La Chambre de 1ère instance a conclu que cette interdiction « touche à la hiérarchie des règles dans l’ordre normatif international […] [en étant] l’une des normes les plus fondamentales de la communauté internationale […] [qui incarne] une valeur absolue que nul ne peut transgresser » (§§153-154). Cette décision historique a été l’élément déclencheur de l’alignement d’autres organes de protection.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dès l’affaire Irlande c. Royaume-Uni (§163), jugée en 1978, a affirmé que l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ne souffre d’aucune dérogation et prohibe en termes absolus la torture et autres formes de mauvais traitements, quels que soient les agissements de la victime (§163). Dans l’arrêt Soering de 1979, elle a souligné que cette prohibition « consacre l’une des valeurs fondamentales de sociétés démocratiques » (§88). Enfin, en 2001, dans l’arrêt Al-Adsani, en faisant référence à la jurisprudence d’autres organes internationaux, dont l’affaire Furundzija du TPIY, la CEDH affirmera que la prohibition de la torture est une norme impérative du droit international (§61). Dans le même sens, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH) a estimé que cette interdiction relève du jus cogens notamment dans les affaires Goiburu c. Paraguay (§93) ou encore Buenos Alves c. Argentine (§76). En 2012, dans l’affaire Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, la Cour internationale de justice (CIJ) a jugé qu’au regard de la pratique internationale élargie, de nombreux instruments internationaux à vocation universelle et de l’opinio juris des États à l’égard de la prohibition de la torture et autres formes de mauvais traitements, celle-ci est devenue une norme du droit international coutumier ayant un caractère impératif (§99).

Ainsi, il ne fait pas de doute que cette interdiction relève du jus cogens au sens de la définition de l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, à savoir qu’elle est « une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère ». Néanmoins, une norme qui a un tel caractère indérogeable, impose des obligations erga omnes aux États, au sens de la jurisprudence Barcelona Traction de la CIJ de 1970 (§§33-34). C’est effectivement la position de la CIADH dans l’affaire Goiburu c. Paraguay de 2006 (§128) dans laquelle elle estime que la valeur impérative de l’interdiction des mauvais traitements engendre des obligations erga omnes qui pèsent sur l’ensemble des États de la communauté internationale, légitimant la mise en œuvre de toutes les voies de recours pertinentes, tant au niveau national qu’au niveau international, de nature à permettre d’engager la responsabilité pénale des auteurs de tels actes. Cependant, les autres organes internationaux de protection des droits de la personne ne partagent pas une vision unanime quant aux effets d’une norme impérative, notamment lorsqu’il s’agit de l’immunité de l’Etat. Cela traduit une divergence quant aux effets d’une norme qui a un caractère impératif.

 

  1. La divergence quant aux effets de la prohibition de la torture en tant que norme impérative

Une norme impérative engendrant des obligations qui s’imposent à la communauté des États dans leur ensemble, serait de nature à déclencher un régime de responsabilité aggravée au regard de l’article 40 du Projet d’articles de la Commission du droit international de 2001. Dès lors, elle devrait être assortie corrélativement de la possibilité d’engager la responsabilité de l’État en toutes circonstances, non seulement en vue de le dissuader de la commission de ce type d’actes, mais également pour garantir une réparation juste et équitable. Néanmoins, ce régime de responsabilité aggravée découlant de la violation d’une norme impérative ne semble pas opérationnel. Si tous les États ont un intérêt juridique à agir pour le redressement de la violation grave d’une norme impérative, en pratique, priment les relations diplomatiques et le respect de la souveraineté et de l’indépendance de chaque État.

En effet, si dans l’affaire Al-Adsani, la CEDH reconnait la valeur impérative de la prohibition de la torture, elle n’en tire aucune conclusion en ce qui concerne l’immunité civile d’un État étranger attrait devant les juridictions d’un État partie à la Convention en vue d’une indemnisation pour des actes de torture subis par un de ses ressortissants. Cette décision, adoptée à 9 voix contre 8, a été fortement critiquée par les juges dissidents considérant que la fonction première du corpus des normes impératives est la subordination des normes inférieures en cas de conflit ou de contradiction, la conséquence logique étant que l’immunité des États, en tant qu’obstacle procédural, soit nécessairement écartée. Ils rejetaient également l’interprétation de la majorité en vertu de laquelle il est nécessaire d’opérer une distinction entre la procédure pénale, où la règle impérative l’emporterait sur les règles relatives à l’immunité des États étrangers qui seraient privés de leurs effets juridiques, et la procédure civile, où en l’absence de précédents jurisprudentiels, il est impossible d’avoir le même effet. Ils affirment ainsi que « ce n’est pas la nature de la procédure, mais la valeur de norme impérative de la règle et son interaction avec une règle de rang inférieur qui déterminent les effets d’une règle de jus cogens sur une autre règle du droit international » (V. Opinion dissidente commune à MM. Les Juges Rozakis et Caflisch, M. Wildhaber, M. Costa, M. Cabral Barreto et Mme Vajic).

La problématique de l’immunité de l’Etat a également été soulevée devant des juridictions nationales. Par exemple, dans l’affaire Ferrini de 2004, la Cour de Cassation italienne a refusé d’accorder l’immunité à l’État allemand dans le cadre des actions civiles en réparation portées par les victimes du régime nazi devant les juridictions italiennes. Elle estimait que cela se justifiait au regard de la nature particulière des actes qui faisaient l’objet des réclamations et qui constituaient des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, les règles transgressées relevant ainsi du jus cogens. Elle alléguait également que l’exercice par les juridictions italiennes de leur compétence était nécessaire à titre de dernier recours puisque les requérants se sont vus refuser toute autre forme de réparation. Cette jurisprudence a donné lieu à un contentieux interétatique opposant l’Allemagne à l’Italie devant la CIJ dans l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’État jugée en 2012. La Cour, accordant une importance particulière à la pratique des États, a ainsi estimé qu’« en droit international coutumier, le droit à l’immunité n’est pas fonction de la gravité de l’acte dont l’État est accusé ou du caractère impératif de la règle qu’il aurait violée » (§84). La Cour, en se référant notamment à la jurisprudence Al-Adsani, mettait en exergue qu’il n’existe aucune pratique étatique et aucune preuve de l’évolution du droit international coutumier en vertu desquelles un État ne pourrait plus se prévaloir de son immunité en cas de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Elle estimait également qu’il n’existe pas de conflit entre les règles appartenant au jus cogens et celles régissant l’immunité de l’État, puisque les premières sont de nature substantielle en interdisant un certain type de comportement, alors que les secondes sont de nature procédurale visant à déterminer si les tribunaux d’un État sont fondés à exercer leur juridiction à l’égard d’un autre (§93). Cette décision a été fortement critiquée, notamment par Antonio Augusto Cançado Trindade, dans son opinion dissidente jointe à l’affaire, en raison de sa contradiction avec la nécessité de garantir les valeurs humaines fondamentales protégées par l’interdiction de la torture.

Plus récemment, dans l’affaire Naït-Liman c. Suisse jugée par la Grande Chambre de la CEDH le 15 mars 2018, la Cour a rappelé notamment la jurisprudence Al-Adsani et l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’Etat pour refuser de reconnaitre la compétence universelle des juridictions civiles en matière de torture. Ainsi, la Cour persiste dans le sens d’une distinction entre la procédure civile et la procédure pénale qui admet l’exercice d’une compétence universelle pour les crimes les plus graves, et cela en dépit de l’article 14 de la Convention des Nations Unies contre la torture qui impose aux États de garantir le droit à une réparation juste et équitable en cas d’actes de torture. Dans son opinion dissidente, le juge Dedov n’a pas hésité à affirmer que « la majorité a préféré conserver l’état actuel de la réglementation et de la pratique dans le domaine considéré sans en évaluer les limites et les inconvénients », jugeant ainsi que le positivisme incarne la face obscure du droit international.

Ainsi, en dépit de l’unanimité quant à la nature de norme impérative de la prohibition de la torture, des divergences jurisprudentielles persistent quant à ses effets, notamment lorsqu’il est question de neutraliser la règle de l’immunité de l’Etat qui est en contradiction avec cette interdiction absolue. Dès lors, il est légitime de s’interroger quelle est la portée effective d’une norme relevant du jus cogens si elle n’est pas susceptible de s’imposer face à une règle qui se situe à un niveau inférieur dans la hiérarchie des normes naissante de l’ordre juridique international.

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Silviana Cocan effectue sa thèse de doctorat en droit international, en cotutelle avec l'Université de Bordeaux et l’Université Laval, sous la direction des Professeurs Olivier Delas et Anne-Marie Tournepiche. Après l’obtention d'une maîtrise en droit international et d'un certificat en études européennes, elle a également obtenu un contrat doctoral de l'Université de Bordeaux et a eu l’opportunité d’être chargée d’enseignement. Après la rédaction d'un mémoire sur "La qualification de l'agression et la responsabilité internationale des Etats dans les conflits armés", son sujet de thèse porte sur "Le dialogue entre juridictions et quasi-juridictions internationales de protection des droits de la personne », dialogue qui sera illustré avec la jurisprudence en matière de prohibition de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. Elle participe également aux activités de la Clinique de droit international pénal et humanitaire de l’Université Laval et a eu l'opportunité de participer, en décembre 2017, à la 16ème Assemblée des Etats Parties à la Cour pénale internationale, aux Nations Unies, à New York.

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