Le 23 juin 2016, le Royaume-Uni a exercé le choix souverain de quitter l’Union européenne générant de la sorte une situation sans précédent sur le plan juridique. En cas de «hard Brexit», à savoir en l’absence d’un accord garantissant un libre accès des marchandises et services britanniques au sein de l’Union européenne, la relation anglo-européenne sera régie par les tarifs de l’OMC. Cela entraînera un bouleversement total du cadre juridique qui régit les partenaires commerciaux du Royaume-Uni. L’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994 et l’Accord général sur le commerce des services régissent tous deux les conséquences de la conclusion d’un accord établissant ou élargissant une union douanière, mais ne prévoient pas de disciplines en ce qui a trait au retrait d’une union douanière. La question qui se pose dès lors est celle de savoir si les modifications du cadre juridique britannique engendrées par un «hard Brexit» peuvent être attaquées par les partenaires commerciaux du Royaume-Uni.
Dans le cadre de l’OMC, le Brexit se traduit juridiquement par un remaniement des engagements du Royaume-Uni. En effet, depuis 1995, le Royaume-Uni, en tant que Membre de l’Union européenne, a le statut de Membre à part entière de l’OMC. Le Groupe spécial le rappelle dans l’affaire CE et certains États Membres — Aéronefs civils gros porteurs, lorsqu’il indique que les Membres de l’Union européenne «sont des Membres de l’OMC à part entière, avec tous les droits et obligations que cela entraîne. (…)Le fait que (…) ces Membres soient des États Membres des Communautés européennes, lesquelles sont elles-mêmes Membre de l’OMC, n’affecte pas leur statut individuel en tant que Membres de l’OMC». L’appartenance à l’OMC exige toutefois de la part de chaque Membre de souscrire à des obligations spécifiques qui se représentent par une «Liste de concessions» établie en vertu de l’article II du GATT et une «Liste d’engagements spécifiques» établie en vertu de l’article XX de l’AGCS. À cet égard, en tant que Membre de l’Union européenne, le Royaume-Uni constitue un Membre «pour [lequel] des Listes de concessions et d’engagements sont annexées au GATT de 1994 et pour [lequel] des Listes d’engagements spécifiques sont annexées à l’AGCS» selon l’article XI de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce. Ces Listes lui ont été annexées par l’Union européenne, qui, depuis 1995, établit les engagements spécifiques du Royaume-Uni. En tant qu’organe de l’Union européenne, celle-ci a été responsable sur le plan international de toute action ou omission du Royaume-Uni jugée comme un comportement attentatoire à la prévisibilité du système commercial international en vertu des règles de responsabilité des organisations internationales. Au lendemain du Brexit, le Royaume-Uni redeviendra responsable de ses actions. Toute atteinte par le Royaume-Uni aux attentes raisonnables de ses partenaires commerciaux constituera un fait internationalement illicite désormais attribuable au gouvernement britannique au sens de l’article 2 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’état pour fait internationalement illicite et risquera d’engendrer sa responsabilité devant l’Organe de règlement des différends de l’OMC. Le Brexit nécessitera de la part du Royaume-Uni de modifier ses Listes afin que celles-ci correspondent désormais à son nouveau statut.
La question qui se pose dès lors est celle de savoir si une telle action de la part du Royaume-Uni contreviendra aux attentes des Membres de l’OMC ? À cette question, nous devons répondre par la négative.
L’Organe de règlement des différends a interprété la notion des attentes raisonnables dans le contexte des engagements de l’OMC comme étant intimement liée aux obligations de non-discrimination des États Membres. En conséquence, un Membre est uniquement en droit de s’attendre à ce que ses partenaires commerciaux maintiennent un «rapport compétitif entre [les produits nationaux] et les produits des autres parties contractantes». L’atteinte aux attentes raisonnables est assimilée par la jurisprudence de l’OMC au «bouleversement du rapport de concurrence entre les produits d’origine nationale et les produits d’importation établi par suite des concessions tarifaires». Il ne peut toutefois y avoir des attentes à ce qu’un Membre ne modifie pas ses engagements. Le droit de renégociation des engagements est un «droit absolu[i]» consacré par l’article XXVIII du GATT de 1994 à tout Membre de l’OMC et dont l’exercice ne nécessite pas de justification. Or, non seulement la renégociation des engagements constitue un droit absolu, mais de plus, la mise en œuvre des engagements modifiés ne requiert pas l’approbation des États Membres de l’OMC. Le Groupe spécial a récemment affirmé que «la certification n’est pas une condition juridique préalable à la mise en œuvre des résultats des négociations au titre de l’article XXVIII». Dans ce sens, «the right of a Member to modify its schedule (…) does not depend on successful negotiations with affected Members». L’obligation du Royaume-Uni se limiterait à une obligation de négociation dans l’optique d’octroyer une compensation aux États affectés par la modification. À défaut d’accord pour une compensation, toute modification serait sujette au retrait réciproque «des concessions substantiellement équivalentes» des parties concernées selon l’article XXVIII :3 du GATT de 1994.
Aucun recours ne semblerait donc être justifié contre le Royaume-Uni pour la modification de ses engagements. Un recours pourrait-il toutefois être justifié en ce qui a trait à la perte du marché européen pour les partenaires commerciaux du Royaume-Uni?
Nous pensons notamment aux États qui exportent des pièces au Royaume-Uni, afin que celles-ci soient intégrées à des biens produits au Royaume-Uni puis réexportées vers le marché européen. Un hard Brexit entraînerait pour ces pays des pertes importantes en raison des nouveaux tarifs en vigueur entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Là encore, un recours contre le Royaume-Uni semblerait difficilement justifiable. Dans la mesure où le droit de l’OMC «ne vise pas à protéger les anticipations concernant un volume d’échanges donné, mais plutôt les anticipations relatives à l’égalité du rapport compétitif entre les produits importés et les produits nationaux», l’atteinte aux attentes raisonnables ne peut se fonder une perte «quantitative» dans le volume des échanges mais bien une perte «qualitative»[ii]. Cette perte «qualitative» se manifeste par l’effet défavorable de la mesure sur les rapports de concurrence pertinents telle «une incidence disproportionnée sur les conditions existant sur le marché pour les produits importés». En l’absence de discrimination contre les produits importés sur le marché anglais, une perte dans le volume des échanges en raison de la perte du marché européen ne peut fonder un recours. Les États-Unis ont tenté de formuler un argument similaire dans l’affaire CE-Bananes, en ce qui a trait à leurs exportations d’engrais vers les pays d’Amérique Latine pour la production de bananes dans ces pays, et leur réexportation subséquente à l’Union européenne. Dans l’arbitrage au titre de l’article 22:6 du Mémorandum D’accord sur le règlement des différends, les États-Unis ont soutenu qu’il fallait entre autres choses, «tenir compte de leurs exportations à destination de l’Amérique latine de produits (par exemple des engrais) utilisés dans la production de bananes [en Amérique latine] qui seraient exportées vers les Communautés européennes (…) pour fixer le niveau de la suspension». L’arbitre a toutefois rejeté cet argument en considérant que «la norme à utiliser pour le calcul du niveau d’annulation ou de réduction des courants d’échanges des États-Unis devrait être les pertes subies par les États-Unis en termes d’exportations de marchandises vers les Communautés européennes (…). Toutefois, (…) les pertes subies par les États-Unis en termes d’exportations de marchandises ou de services entre les États-Unis et les pays tiers ne constituent pas une annulation ou une réduction d’avantages ne serait-ce qu’indirects résultant pour les États-Unis du GATT (…)». En conséquence, selon l’arbitre, la perte d’avantage doit être calculée directement entre un pays importateur et un pays exportateur et non en ce qui a trait à la perte d’un marché tiers. Les bananes en question étaient des bananes produites en Amérique Latine et non des bananes américaines malgré l’utilisation d’engrais américains. Seuls les pays d’Amérique Latine étaient donc en droit de réclamer une perte d’avantage en raison de la discrimination dont leurs bananes étaient victimes sur le marché européen. Les États-Unis quant à eux ne pouvaient invoquer une annulation d’avantages en raison de la perte de marché pour leurs produits. De façon similaire, la perte du marché européen pour les partenaires commerciaux du Royaume-Uni ne constitue pas une réduction d’avantage. Il s’agit là d’une perte économique mais sans conséquences juridiques au niveau de l’OMC[iii].
Il appert de ce qui précède que la situation juridique engendrée par un hard Brexit au niveau de l’OMC ne risque pas de s’avérer problématique pour le Royaume-Uni. Les États Membres sont uniquement en droit de s’attendre au maintien du rapport de concurrence entre leurs produits et les produits britanniques au sein du Royaume-Uni. Dans la mesure où le Royaume-Uni ne perturbe pas ce rapport de concurrence, celui-ci demeure libre de modifier ses engagements post-Brexit afin de les extraire de ceux de l’Union européenne. Il s’agit là d’un droit qui lui est absolu et dont la mise en œuvre ne requiert pas l’approbation des États Membres de l’OMC. Son obligation se limiterait à la conduite de négociations dans le but d’octroyer des compensations aux États Membres affectés par les modifications. La perte du marché européen qui en résultera pour les partenaires commerciaux du Royaume-Uni constitue certes une conséquence malheureuse. Toutefois, elle ne peut fonder un recours devant l’Organe de règlement des différends car, à son tour, elle ne s’apparente pas à une atteinte aux attentes raisonnables des Membres.
[i] Jan Bohanes, «Modification of Tariff Schedules of WTO members», Joint FAO – Eurasian Economic Commission Workshop, WTO and Member States of the Eurasian Economic Union, Yerevan, 21 October 2015.
[ii] Hubert Lesaffre, «Le règlement des différends au sein de l’OMC et le droit de la responsabilité internationale», Paris, LGDJ, 2007, p. 119.
[iii] Lorand Bartels, «The UK’s Status in the WTO after Brexit», 23 septembre 2016), disponible en ligne sur le site <https://ssrn.com/abstract=2841747> (Consulté le 1er novembre 2017.)