En organisant son concours d’admission en weekend, l’UEH viole-t-elle le droit international ?

L’actualité de ces dernières semaines en Haïti remet à l’ordre du jour la question de l’équilibre entre d’une part l’obligation du respect de la liberté de pratiquer sa foi et d’autre part la problématique de la prise de décisions ou l’adoption de normes générales et applicables à tous. Un acteur public ou privé peut-il, au nom de son indépendance et sa neutralité confessionnelle, ne pas prendre en compte la liberté de conviction et de religion des autres secteurs ? En imposant des mesures à tous sans tenir compte des diverses traditions religieuses, y a-t-il violation du droit international des droits de l’homme, en l’occurrence la liberté de religion ou le principe de la non-discrimination ? Comment tout en maintenant une disposition générale applicable à tous, les institutions peuvent-elles respecter la liberté la plus large de chacun de pratiquer sa foi ? Telles sont les questions examinées dans ce billet.

I. Contexte

Tout a commencé avec la publication d’un communiqué de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) annonçant le concours d’admission de ses différentes entités les samedis et dimanches. Le communiqué a soulevé la colère et la protestation d’une frange de la population qui s’estime lésée dans ses droits fondamentaux. Saisi de la question, l’Office de la Protection du Citoyen (OPC), organe d’Etat de protection des droits humains, s’est empressé de sortir une note dans laquelle il condamne cette décision qu’il considère comme une « atteinte à la liberté de conscience et de religion » et recommande en conséquence au Conseil de l’Université de prendre en compte les diverses doléances relatives à la violation de ce droit.

En guise de réplique, le Rectorat publie un communiqué dans lequel il précise que l’UEH est un « espace laïc respectueux des croyances et orientations religieuses de tout un chacun ». Le Rectorat rappelle que l’Université « n’est liée à aucune confession religieuse »  et souligne que le respect de la liberté des cultes dont parle la constitution haïtienne ne signifie nullement que l’UEH doit se plier aux normes ou aux règles fixées par une secte religieuse particulière. Et pour tout couronner, le Rectorat rappelle « que les concours de l’UEH se réalisent traditionnellement en weekend, car les espaces adéquats, pour des raisons académiques et de sécurité, sont disponibles seulement le weekend ». Pendant ce temps, une pétition est mise en ligne pour forcer le Rectorat à revenir sur cette décision controversée.

II. Entre la neutralité de l’UEH et le respect de la liberté de conscience : une violation indirecte du principe de liberté et de non-discrimination

Selon les dispositions transitoires (1997) régissant l’UEH et la Constitution haïtienne, l’université est une institution libre, autonome et indépendante. Cette indépendance implique le droit pour l’université d’organiser et d’assurer la diffusion de ses recherches, la liberté académique ou le droit de définir elle-même le contenu et l’orientation de l’enseignement et de la recherche universitaire. Mais cette indépendance l’autorise-t-elle à ignorer les droits fondamentaux des autres secteurs dans la prise de ses décisions, notamment dans le cadre de la planification de ses horaires de travail ?

En effet, un acte peut être discriminatoire aussi bien par son objet que par ses effets. La décision d’organiser le concours d’admission de l’Université d’Etat les samedis et dimanches, même en étant neutre, entrave le droit des fidèles de prendre part en toute liberté à ce concours. Ces derniers ne pourront se présenter à ces examens sans être obligés de violer l’observance de leur religion. Il s’agit en apparence d’une « violation indirecte » de leur liberté de conscience et de religion – une notion qui dès 1935 a été reconnue par la CPJI dans un avis consultatif dans l’affaire des Ecoles minoritaires en Albanie. Dans cette affaire, la Cour a qualifié de discrimination indirecte la situation où le gouvernement albanais avait prononcé l’abolition des écoles privées, mesure qui dans les faits portait atteinte à la situation des minorités. La discrimination indirecte est aussi reconnue et interdite par le droit de l’OIT. Au niveau européen, la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 a recours à cette notion qui prohibe les discriminations sur les lieux de travail, notamment en raison de la religion.

Dans son communiqué, le Rectorat rappelle que « les cours se donnent à l’UEH du lundi à samedi, voire le dimanche ». Il est important de noter que s’il y a violation indirecte de la liberté de conviction et de religion en programmant le concours d’admission les samedis et dimanches, il y en a davantage lorsque l’université institutionnalise le travail lors des jours de congé. Car cette pratique imposée à tous sans distinction a pour conséquence – bien que ce ne soit pas son objectif – d’empêcher les adeptes de religions minoritaires de respecter leur pratique religieuse. Quel fidèle adventiste par exemple peut-il être étudiant à l’Université d’Etat d’Haïti tout en restant attaché au sabbat ? On se trouve dans ces conditions devant une évidence : en intégrant l’université d’Etat d’Haïti à titre d’étudiant on doit s’attendre à deux chose : soit on met de côté, ne serait-ce que temporairement, la pratique de sa foi, soit on fait des études bâclées et très incomplètes.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques en son article 18.3 dispose que la « liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui ». Peut-on considérer les arguments avancés par le Rectorat pour justifier sa disposition comme faisant partie de ces restrictions ? Comment l’Etat peut-il protéger la liberté la plus large de chacun de pratiquer sa foi tout en maintenant des normes générales applicables à tous ? Derrière ces interrogations se trouve  le raisonnement de l’accommodement raisonnable.

III. L’obligation de l’UEH d’aménager raisonnablement l’horaire du concours

Le souci de réaliser une égalité de fait, une égalité substantielle, et non pas seulement dans la forme, a conduit à l’émergence d’un concept dans le droit international de l’égalité et de la non-discrimination, celui d’ « aménagement » ou d’« accommodement raisonnable ». Ce concept repose sur un constat simple : certaines personnes en raison de leur situation particulière telle qu’un handicap, une croyance religieuse ou leur sexe  ne sont pas en mesure d’accomplir un devoir ou une tâche alors qu’elles sont minoritaires dans un espace où l’obligation en cause ne pose pas de problème particulier pour la majorité. Cette situation pénalise le groupe minoritaire en ce sens qu’il peut se voir privé du bénéfice d’un emploi ou d’un service public ouvert à tous. Or, il se trouve qu’un aménagement de la norme (qui se révèle discriminatoire dans ces effets), c’est-à-dire un ajustement ou une adaptation de celle-ci, par l’introduction d’une exception, peut permettre d’éviter de pénaliser ces personnes. Mais cette obligation d’aménagement doit être «raisonnable», c’est-à-dire, elle ne doit pas entraîner une charge disproportionnée pour le titulaire de l’obligation.

En droit international, les premières traces de l’obligation d’accommodement raisonnable remontent en 1955 dans un texte adopté par l’OIT. Il s’agissait d’adapter la situation des personnes handicapées dans le domaine de l’emploi. Dans une Observation (2005), le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU va dans le même sens, question de prévenir les éventuelles discriminations dans l’emploi. Plus récemment, la convention de New-York du 13 décembre 2006 fait obligation aux Etats parties de prendre toutes les mesures appropriées pour faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés afin de promouvoir l’égalité et d’éliminer la discrimination (art. 5§3).

Le principe d’accommodement raisonnable a trouvé écho dans le droit interne des Etats. Dans l’affaire TWA v. Hardison (1968) par exemple, la Cour suprême des Etats-Unis souligne qu’un employeur qui sanctionne un employé pour des motifs liés à l’observance de sa religion doit prouver qu’il a proposé un aménagement raisonnable pour permettre au dit employé de respecter les prescrits de sa religion, à moins que cela n’entraine une contrainte excessive pour son entreprise. Aujourd’hui tout individu peut bénéficier aux Etats-Unis, en vertu de son droit à la liberté religieuse, d’une dérogation à certaines obligations légales lorsque la loi en cause, bien que neutre et de portée générale, restreint de manière substantielle sa liberté de pratiquer sa foi.

Au Canada, le principe a été appliqué à l’occasion de l’affaire (O’Malley) c. Simpson-Sears Limited (1980). Madame O’Malley, de religion adventiste, employée d’un magasin, s’était vu refuser un aménagement de ses horaires de travail. La Cour suprême a conclu, au nom du principe d’égalité et de non-discrimination, à une obligation d’accommodement raisonnable, à charge de l’employeur. Au Kenya, des étudiants adventistes étaient sanctionnés pour avoir raté des examens le sabbat. Après plusieurs tentatives échouées de négociation d’un accommodement raisonnable, l’église adventiste a décidé de poursuivre le Ministère de l’éducation nationale en justice. Apres des années de bataille juridique, la Cour d’appel exige pour ces étudiants une dispense pour les classes et les autres activités qui pourraient avoir lieu pendant le sabbat.

Si l’aménagement raisonnable n’est pas un principe général du droit international, il imprègne toutefois au nom de la théorie de la liberté et de la non-discrimination une certaine logique juridique et tend même à s’ériger en principe du droit coutumier. Un acteur public ou privé qui aurait refusé d’aménager une disposition ou une pratique de portée générale dans les limites du raisonnable, en accordant un traitement différentiel à un individu qui, autrement, compte tenu de son handicap, de sa religion ou d’un autre critère prohibé, serait pénalisé par l’application de cette norme, génère une discrimination (E. Bribosia, J. Ringelheim et I. Rorive, 2009). En principe, toute disposition se révélant contre le principe d’égalité et la non-discrimination devrait être aboli et remplacé, le cas échéant, par une nouvelle ordonnance à portée générale non discriminatoire.

Rien n’empêche donc au Rectorat de l’UEH de revenir sur sa décision et d’appliquer un aménagement raisonnable dans l’organisation du concours d’admission de ses diverses entités afin de permettre aux adeptes des diverses religions d’y prendre part librement, à moins qu’il puisse prouver que cette modification entrainerait une charge excessive qu’il ne sera pas en mesure de répondre. L’argument académique et sécuritaire soutenu par l’Université ne tient pas jusqu’à ce qu’elle prouve effectivement qu’en modifiant l’horaire du concours cela posera un problème de sécurité nationale.

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