Il peut paraître surprenant de se poser cette question alors que le Tribunal spécial pour le Liban [TSL] n’a toujours pas rendu de décision dans l’affaire Ayyash et autres qui juge quatre suspects potentiellement responsables de l’attentat ayant visé l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Toutefois, treize ans après l’attentat et près de dix ans après l’ouverture du tribunal, le bilan est maigre, même pour ceux qui voyaient dans le TSL une évolution positive de la justice pénale internationale.
Les développements du TSL ne sont pas plus venus contredire les critiques concernant l’existence et l’action du Tribunal et de la Commission d’enquête. Entre une vision relativement répandue considérant toute expansion du champ d’action du droit pénal international [DPI] comme une évolution positive et un impact discutable sur le Liban, un bilan critique s’impose.
I. Une institution innovante ?
Nombre de juristes ont, eu égard au contexte et aux résultats préliminaire, vu dans le statut et le règlement de procédure et de preuve (RPP) du TSL des avancées positives de la justice pénale internationale. Le fait que le TSL ait compétence pour juger des crimes terroristes – sortant ainsi le DPI de l’habituel triptyque crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide– a souvent été regardé comme un moyen supplémentaire de lutter contre l’impunité. Pour autant, engager la justice pénale internationale autour d’un objet dont la définition fait débat – servant souvent par ailleurs de justification aux États pour suspendre des droits ou les violer – peut s’avérer problématique. Certes, en tant que tribunal hybride, c’est la définition du code pénal libanais qui a été choisie. Toutefois, sous l’impulsion du premier Président du TSL Antonio Cassese, le tribunal a reconnu dans sa jurisprudence l’existence d’une définition coutumière du terrorisme en temps de paix. Symbole de l’activisme judiciaire du Professeur Cassese, la définition mise de l’avant par les juges du TSL reprend largement celle développée dans sa doctrine (Cassese, 2003).
D’un point de vue plus procédural, l’accent a beaucoup été mis sur une intégration accrue du système inquisitoire, de tradition civiliste, au système accusatoire de common law qui a historiquement marqué le DPI. Dans un mémorandum sur le RPP du tribunal, Antonio Cassese notait à cet égard la nécessité de rapprocher les deux systèmes. Une des conséquences principales de cette intégration du système inquisitoire au sein du TSL est la possibilité de tenir des procès in absentia, c’est-à-dire en l’absence de l’accusé-e. Les quatre principaux suspects sont d’ailleurs actuellement jugés dans le cadre d’une procédure par défaut. Pour justifier cette procédure, le Vice-Président libanais du TSL avançait notamment que le procès n’appartenait pas seulement aux parties, mais à la société entière, et que dès lors, cette dernière ne saurait souffrir une suspension de la justice à cause de l’absence de l’accusé-e.
Déjà discutables en excluant le TSL de son contexte international et libanais, les innovations de ce dernier ont-elles un impact positif si l’on adopte une analyse prenant en compte le contexte historique et socio-politique du Liban ?
II. Rendez-vous raté de la justice transitionnelle au Liban
Restaurer l’État de droit, mettre fin à l’impunité et à la pratique des assassinats politiques ont souvent été avancés comme arguments justifiant l’existence du tribunal. Il s’agit ici d’un discours classique et répandu faisant de la justice transitionnelle un outil privilégié des processus de consolidation de la paix. Pourtant, dès 2016, Joël Hubrecht notait très justement que le procès – qui a débuté en 2014 – n’était pas devenu pour la société libanaise « ce moment cathartique » (Hubrecht, 2016) tant attendu lorsque des mécanismes de justice transitionnelle sont mis en place. Et pour cause, le processus et les raisons qui ont mené à l’institution du TSL, en plus de diviser une partie de la société libanaise, n’ont jamais permis de conférer une légitimité suffisante au tribunal.
Si l’assassinat de Rafic Hariri et les assassinats politiques en général relèvent d’une pratique malheureusement trop courante au Liban, qu’il est nécessaire d’endiguer, un tel activisme de la société internationale dans ce cas soulève toutefois de nombreuses questions. Il semble en effet compliqué de mobiliser la société libanaise autour de la justice pénale internationale dans ce cas précis alors que cette dernière n’a jamais été mobilisée pour poursuivre les responsables des nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis durant la guerre civile et les invasions étrangères. Dans une société encore marquée par la guerre et dans laquelle de nombreux responsables des atrocités de celle-ci sont toujours des figures politiques majeures, cet activisme de la communauté internationale venait établir, selon Georges Corm, « une hiérarchie dramatique dans la mort ».
De plus, tandis que la Commission d’enquête internationale indépendante des Nations Unies (UNIIIC) exerçait son mandat depuis plus d’un an et que les négociations entre l’ONU et l’État libanais pour l’établissement du TSL se poursuivaient, le Conseil de sécurité usa quant à lui d’un délai de trente-deux jours pour imposer un arrêt des hostilités durant l’invasion israélienne de l’été 2006 au Liban. De nombreuses violations du droit international humanitaire ont de plus émaillées l’intervention israélienne, sans que cela n’entraine pour autant la mobilisation du DPI. Ce paradoxe amènera Amnesty International à se demander s’il ne s’agissait pas là d’une « justice sélective ».
L’action chaotique de la commission d’enquête n’a pas non plus contribué à rassurer les sceptiques. Le juge Detlev Mehlis, à la tête de l’UNIIIC dans les premières années va notamment se faire remarquer par des pratiques discutables voir douteuses. Il prêtera foi par exemple à des témoignages émanant d’individus « rémunérés par des proches des victimes », et présentera également des rapports accusant directement « des hauts responsables du gouvernement syrien et les responsables de l’appareil de sécurité libanais sur la base de témoignages qui se sont révélés faux par la suite ». Ce climat délétère atteindra son paroxysme en août 2005 lorsque, à la demande de la commission, la justice libanaise arrêtera quatre généraux libanais qui resteront emprisonnés durant quatre ans sans aucunes charges ni procès (Alamuddin, Jurdi et Tolbert, 2014). S’il ne s’est pas prononcé sur les actions de l’UNIIIC, le Groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire a toutefois conclu que l’État libanais avait, dans cette collaboration avec la commission, violé les articles 9 et 14 du Pacte international sur les droits civils et politiques.
L’institution tumultueuse du TSL est également venue ajouter à la confusion. En effet, si le but de la justice transitionnelle au Liban était de restaurer l’État de droit, en assurant notamment l’effectivité de la justice, force est de constater que le droit a été quelque peu mis à mal dans l’opération. Alors que le TSL devait voir le jour au terme d’un accord entre le Secrétaire de l’ONU et le gouvernement libanais – comme ce fut le cas pour le Tribunal spécial pour la Sierra Leone – le Conseil de sécurité a toutefois décidé d’imposer le dit accord en agissant sous le Chapitre VII de la Charte des Nations-Unies. En effet, les fortes divergences politiques au sein de l’État libanais concernant le TSL, notamment entre la Présidence et le gouvernement, ont abouti à une crise constitutionnelle qui a dès lors empêché la ratification de l’accord par le Président Émile Lahoud. Il n’est pas ici question de remettre en cause le caractère légal d’un tribunal imposé par le Conseil de sécurité – l’arrêt Tadic répond à cette question – mais de noter le paradoxe d’un projet ayant pour but de restaurer l’État de droit qui malgré cela contourne les règles constitutionnelles de l’État en question. On peut dès lors emboiter le pas à Joël Hubrecht qui se demandait si la création du TSL dans de telles circonstances ne constituait pas une sorte de « Péché originel » (Hubrecht, 2016).
Un jugement dans l’affaire Ayyash et autres devrait toutefois être rendu sous peu. S’il s’avérait que certains responsables étaient condamnés, on peut malgré tout déjà estimer que les résultats seraient dans tous les cas bien maigres. Après plus de dix ans d’activités il pourrait y avoir quatre individus condamnés, le tout en leur absence. Dès lors, il n’est pas évident que la justice pénale internationale ait fait mieux que la justice libanaise. Le 20 octobre 2017 les deux accusés – dont l’un est présumé mort – de l’assassinat de l’ancien Président Bachir Gemayel ont en effet été condamnés dans une procédure par défaut. Les efforts, les coûts et les impacts plutôt discutables sur le Liban en valaient-ils dès lors vraiment la peine ?
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Alamuddin Amal, David Tolbert et Nidal Nabil, dir, The Special Tribunal for Lebanon: Law and Practice, Oxford, Oxford University Press, 2014.
Cassese Antonio, International Criminal Law, 3eéd, Revised, Oxford, Oxford University Press, 2013.
Fernandez Julian, dir, Justice pénale internationale, Paris, CNRS Éditions, 2016.