Plusieurs médias rapportaient la semaine dernière que le gouvernement Trudeau subit des pressions croissantes pour que le Canada initie une affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) contre le Myanmar afin de répondre au génocide des Rohingyas. C’est en effet la demande qui est faite dans une lettre signée par trente-quatre sénateurs et plus de 100 organisations et défenseurs des droits de la personne. Cette lettre fait suite à la motion 476 présentée au Sénat en avril dernier qui exhorte le gouvernement à invoquer la Convention sur le génocide afin d’entamer un recours contre le Myanmar.
Le Canada joue certainement un rôle de premier plan dans la crise humanitaire qui affecte les Rohingyas. Le premier ministre avait entre autres nommé Bob Rae comme envoyé spécial dès 2017 afin de faire rapport sur la situation. En septembre 2018, le Canada était le premier pays à officiellement qualifier la situation comme un génocide grâce à une motion parlementaire adoptée à l’unanimité. Il semblerait donc approprié, comme le veut la motion 476, de passer à la prochaine étape en trainant le Myanmar devant la CIJ. Bien qu’une telle démarche soit souhaitable, la reconnaissance récente d’un génocide des peuples autochtones au Canada constitue un obstacle de taille à la concrétisation d’une action canadienne devant la Cour.
La question du génocide des peuples autochtones s’est retrouvée à l’avant-plan depuis juin dernier suite à la publication du rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Le gouvernement canadien a depuis accepté la conclusion de l’Enquête nationale selon laquelle le génocide des peuples autochtones est à la racine de la violence perpétrée contre les femmes et les filles autochtones. Fait notable, il s’agirait de la première fois qu’un premier ministre en exercice reconnaît l’existence d’un génocide dans son propre pays. Cette reconnaissance constitue nul doute un premier pas important afin de mettre fin au génocide et adresser la violence endémique envers les femmes et les filles autochtones. Ce court billet vise toutefois à aborder l’un des effets secondaires de cette reconnaissance sur le rôle que pourrait jouer le Canada dans la crise affectant les Rohingyas. Il apparait ainsi que la reconnaissance du génocide autochtone permettrait au Myanmar de déployer certains arguments – à titre d’exceptions préliminaires et sur le fond – qui dissuaderont presque assurément le Canada de poursuivre un recours devant la CIJ.
La doctrine des « mains propres »
Comme l’indique les sénateurs qui réclament une action en justice, la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide contient une clause compromissoire qui donne juridiction à la CIJ. Puisque le Canada et le Myanmar sont tous deux parties à la Convention et qu’ils n’ont émis aucune réserve à cet article, la Cour serait compétente pour juger d’une requête canadienne.
Cette approche sous-estime toutefois l’exception préliminaire que le Myanmar pourrait déployer en invoquant la doctrine des mains propres – contestant ainsi l’admissibilité d’une action canadienne. Selon cette doctrine, en étant lui-même responsable d’un génocide, le Canada serait privé du locus standi in judicio afin d’invoquer l’illégalité correspondante commise par le Myanmar.
Il est vrai que la nature exacte et l’applicabilité de la doctrine des mains propres demeurent quelque peu incertaines dans la jurisprudence de la CIJ. L’expression la plus directe vient probablement de l’Affaire des prises d’eau de la Meuse (Pays-Bas c. Belgique). L’ancêtre de la CIJ soulignait alors qu’il est « difficile d’admettre que les Pays-Bas soient fondés à critiquer aujourd’hui la construction et le fonctionnement d’une écluse dont eux-mêmes avaient antérieurement donné l’exemple ». Dans son opinion individuelle, le juge Hudson énonçait encore plus clairement l’« important principe d’équité » selon lequel un État en violation de ses obligations « ne devrait pas être autorisé à tirer avantage d’une non-observation analogue de cette obligation par l’autre partie ». La doctrine fut ensuite invoquée dans quelques affaires subséquentes où la Cour évita par divers moyens de se prononcer sur la question – engendrant ainsi quelques doutes sur le bienfondé de la règle.
Le débat doctrinal qui existe à cet égard n’en diminue pas moins le risque que le Myanmar invoque l’argument en sa faveur. La situation serait alors très différente des cas précédents en ce que le Canada reconnait clairement et explicitement l’existence d’un génocide autochtone. L’exception d’inadmissibilité basée sur le principe des mains propres serait alors très difficile à ignorer pour la Cour.
Demande reconventionnelle
Même si la Cour passait outre cette exception préliminaire, le Myanmar aurait toujours la possibilité de soulever une demande reconventionnelle afin de diriger les projecteurs sur le Canada lors de la seconde phase des procédures. Ce fut d’ailleurs la stratégie adoptée par la Serbie dans l’affaire intentée par la Croatie en vertu de la Convention sur le génocide.
Il apparait extrêmement probable qu’une telle demande reconventionnelle serait jugée recevable par la Cour. Il est vrai qu’une requête dirigée vers le Canada pour le génocide colonial des peuples autochtones se heurterait en principe à plusieurs obstacles ratione temporis et ratione personae. Certaines de ces difficultés ne sont pas abordées par l’Enquête nationale mais ont fait l’objet de discussions sur la blogosphère. Ces arguments pourraient toutefois être écartés par la Cour en raison de la reconnaissance de génocide faite par le premier ministre – neutralisant ainsi son potentiel argumentaire.
Le gouvernement pourrait peut-être débattre de la nature exacte de sa reconnaissance – i.e. a-t-il réellement accepté l’existence d’un génocide actuellement perpétré par l’état canadien, ou est-il plutôt question « d’accepter que les Commissaires ont conclu au génocide »… Mais en s’engageant sur cette voie, le gouvernement serait forcé de spécifier l’étendue et les effets de sa reconnaissance devant un organe juridique des Nations Unies – un exercice périlleux que tout gouvernement souhaite fort probablement éviter.
En outre, il ressort de sources médiatiques que la reconnaissance gouvernementale du génocide s’est faite en partie parce qu’on ne craignait pas engendrer des répercussions légales sur la scène internationale. L’entourage du premier ministre doutait qu’un État veuille intenter une poursuite contre le Canada « au nom des principes ». Mais il en serait tout autrement si le Canada intentait lui-même une poursuite contre le Myanmar. La demande reconventionnelle serait alors une arme procédurale efficace qui produirait précisément les effets que le Canada souhaite éviter.
Un autre volontaire ?
Dans ces circonstances, il vaudrait mieux que l’action devant la CIJ soit portée par un autre État ayant les mains plus propres. À ce titre, la Gambie semble être prête à prendre la relève puisque le pays est à la tête d’un Comité ministériel ad hoc à qui l’Organisation de la Coopération Islamique a confié la tâche de « prendre des mesures immédiates pour engager la procédure nécessaire devant la Cour internationale de Justice au nom de l’OCI ».
Dans ce contexte, les sénateurs et organismes qui militent en faveur de la motion 476 devraient plutôt concentrer leur effort à supporter d’autres initiatives multilatérales. Il serait par exemple plus stratégique d’offrir un support logistique/matériel/juridique à la Gambie afin de mener la charge devant la Cour. Le Canada devrait également continuer de fournir une aide humanitaire aux Rohingyas et renouveler ses efforts en vue de convaincre le Conseil de sécurité de référer la situation à la Cour pénale internationale.
Évidemment, il va sans dire qu’à l’interne le Canada devrait également travailler activement à mettre en œuvre les 231 « appels de justice » énoncés par l’Enquête nationale. Ce n’est que lorsqu’il aura mis fin une fois pour toutes aux violences endémiques perpétrées contre les peuples autochtones que le Canada pourra réellement exercer un leadership renouvelé sur la scène internationale et mener la charge contre d’autres états responsables de génocides.