Le fonds au profit des victimes de la Cour Pénale Internationale : un modèle de réparation ?

Outre les sujets classiques qui auront meublé ses travaux à l’instar de la sempiternelle question de la réforme de l’ONU, la 74e session de l’AGNU (17-30 septembre 2019) fut particulièrement marquée par l’annonce officielle de la création d’un Fonds mondial de réparation pour les victimes de violences sexuelles durant les conflits armés. Quoique salutaire, la constitution de ce Fonds à l’initiative de Denis MUKWEGE, est loin d’être le fruit d’une création ex nihilo tant elle s’inscrit dans la continuité de ces prédécesseurs au nombre desquels figurent notamment le Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale (CPI). Institué le 9 septembre 2002 par la Résolution ICC-ASP/1/Res.6 de l’Assemblée des Etats parties de la CPI conformément à l’article 79.1 du Statut de Rome, le Fonds au profit des victimes (le FPV) est une institution indépendante chargée de mettre en œuvre les programmes de réparation au profit de « toute personne physique qui a subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la Cour [ou de] de toute organisation ou institution dont un bien consacré à la religion, à l’enseignement, aux arts, aux sciences ou à la charité, un monument historique, un hôpital ou quelque autre lieu ou objet utilisé à des fins humanitaires  a subi un dommage direct » (Article 85 du Règlement de procédure et de preuve). Le FPV est investi de deux principaux mandats : un mandat de réparation consistant en l’exécution des ordonnances de réparation adoptées par la CPI et un mandat d’assistance des victimes de situation, qu’elles aient directement ou indirectement souffert des crimes poursuivis par la CPI.  Composé d’un Conseil de direction et d’un Secrétariat, le FPV est un mécanisme à la fois novateur et révolutionnaire du droit international pénal qui traduit la matérialisation de l’approche pro-victima de la CPI, laquelle vise à faire de celle-ci le creuset d’une justice réparatrice en sein de laquelle les victimes disposent d’un droit effectif à la réparation. Plus de 15 ans après sa création, peut-on à bon droit espérer du modèle de réparation du Fonds? Il appert, à l’évidence, que nonobstant son caractère objectivement limité (I) le modèle de réparation du Fonds demeure toutefois un modèle fortement promu (II).

Un modèle objectivement limité

En dépit de son noble dessein, le FPV est actuellement confronté à des défis majeurs qui entravant l’efficacité de son action. Ces défis se rapportent d’une part à sa nature intrinsèquement financière (A) ainsi qu’à la difficile mise en œuvre pratique de son mandat d’autre part (B).

Un défi endogène : un mandat tributaire des contributions volontaires

Bien que remplissant une fonction administrative, il n’en demeure pas moins que le Fonds demeure par essence une institution financière, comme en témoigne d’ailleurs sa définition. En effet, Un Fonds s’entend « d’une variété d’actifs destinés à fournir des prestations à une personne ou à une organisation. Le Fonds est [donc] établi par un donateur pour assurer la sécurité financière d’une personne [ou] d’organismes » (http://www.investopedia.com/terms/t/trust-fund.asp ). Ainsi, le propre d’un FPV est d’être constitué d’une somme d’argent faisant de lui un organisme chargé de financer. A l’instar de toute institution fiduciaire, la fonction du FPV requiert donc le déploiement en amont d’activités de collecte de fonds, de suivi de leur distribution, de supervision et d’évaluation de l’utilisation des ressources dépensées. Selon la nome 21 de son Règlement, le FPV est alimenté par «  a) des contributions volontaires versées par des gouvernements, des organisations internationales, des particuliers, des entreprises et d’autres entités, en conformité avec les critères pertinents adoptés par l’Assemblée des États Parties; b) le produit des amendes ou les biens confisqués versés au Fonds sur ordonnance rendue par la Cour en application du paragraphe 2 de l’article 79 du Statut de Rome; c) le produit des réparations ordonnées par la Cour en application de la règle 98 du Règlement de procédure et de preuve; d) les ressources, autres que les quotes-parts, que l’Assemblée des États Parties pourrait décider d’allouer au Fonds ». Toutefois, il convient de noter que la quasi-totalité des programmes de réparation mis en œuvre en république démocratique du Congo (RDC), en Ouganda ou en République centrafricaine (RCA) l’ont été en grande partie grâce aux contributions volontaires des Etats, les personnes condamnées par la Cour ayant toutes été déclarées indigentes (Thomas Lubanga, Dyilo, Germain Katanga et Ahmad Al Faqi Al Mahdi ). Dans un contexte international actuel marqué par un inquiétant désengagement financier des Etats vis-à-vis des organisations et institutions internationales et des critiques de plus en plus acerbes à l’encontre du Bureau du Procureur (BdP) suite à ses affronts répétés, le défi de la levée de capitaux s’avère plus que vital pour la vie du FPV et partant pour la survie de la CPI. Il en va de même du défi subreptice de l’intensification des efforts des Etats au bénéfice du FPV alors même que le coût de son fonctionnement demeure en progression continue depuis plusieurs années.

Un défi exogène : une difficile mise en œuvre pratique du mandat

En plus des défis d’ordre endogène, le FPV doit également faire face à des contraintes exogènes. En effet, en tant qu’institution administrative (et non judiciaire), l’exécution de son mandat de réparation reste fondamentalement liée au champ matériel des crimes pour lequel l’accusée est poursuivie ainsi qu’à l’issue du procès pénal. L’article 75.2 du Statut Rome dispose que « La Cour peut rendre contre une personne condamnée une ordonnance indiquant la réparation qu’il convient d’accorder aux victimes ou à leur ayants-droits […] ». Ainsi, le mandat de réparation du Fonds intervient en aval du processus judiciaire au terme duquel la culpabilité de l’accusé doit être obligatoirement reconnue. De ce processus, il en ressort inéluctablement un long chemin d’incertitude et d’errance pour les victimes qui restent, souventes fois désespérément (Tel fut le cas dans L´affaire Bemba où la Chambre d´appel de la Cour pénale internationale a décidé, par une décision majoritaire du 8 juin 2018, d´acquitter Jean-Pierre Bemba Gombo pour crime de guerre et crime contre l´humanité en concluant que la Chambre d´instance III l´avait condamné à tort pour des actes criminels hors du cadre de l´affaire. Cette décision fut accueillie comme un affront pour les 5000 victimes qui avaient participé au procès et attendu 15 ans dans l´espoir de voir la justice et recevoir une forme de réparation pour leurs souffrances), dans l’expectative de l’obtention d’une justice voire d’une réparation. Cette déplorable situation se justifie de prime abord par la durée excessivement longue de certaines procédures de réparation. A titre d´illustration, dans l’affaire Thomas Lubanga, il eut fallu attendre plus de sept ans après la décision de condamnation (14 mars 2012) pour qu’une décision finale sur les réparations soit rendue par la Chambre d’appel au terme d’une interminable bataille juridique (18 juillet 2019). Ensuite, par une éligibilité limitée des victimes fondée sur une sélectivité des crimes et de leurs auteurs créant par voie de conséquence une sorte de hiérarchisation des souffrances. Par exemple, dans l’affaire Al mahdi, le BdP de la CPI s’est focalisé sur la destruction des biens culturels à Tombouctou (Mali) au détriment d’autres crimes non moins graves tels que les violences sexuelles, la torture, le meurtre lors de la prise de cette ville historique par les groupes armés d´Al qaida au Maghreb islamique (AQMI). Sans préjuger de l´opportunité d’une telle stratégie de poursuite, force est de reconnaître qu’elle fut de nature à restreindre l’éligibilité de nombreuses victimes à la réparation dans le cadre cette affaire. Enfin, quant à la mise en œuvre son mandat d’assistance, il est à déplorer que le Fonds intervienne dans des Etats post-conflits où la situation socio-politique reste encore fragile et dans lesquels l’accès aux victimes dans certaines localités demeure particulièrement difficile notamment en raison de la situation sanitaire (épidémie Ebola). Toutes ces contraintes impactent le travail du FPV et nourrissent la crainte des victimes que leurs attentes ne soient, un jour, satisfaites. Cependant, ces considérables défis ne sauraient occulter le saut qualitatif que la création de ce FPV représente dans l´histoire de la justice pénale internationale de même que la promesse qu’il incarne non seulement pour les victimes qui en sont l’objet mais aussi pour les sociétés post-conflits qui en constituent le sujet.  

Un modèle fortement promu

Malgré ses imperfections, le modèle de réparation du FPV jouit d’un soutien « consensuel » de la communauté internationale. Ce soutien tire sa sève nourricière dans la dualité des effets qui le caractérisent. A l’image de Janus, le FPV présente deux visages : du côté de la victime stricto sensu, il est une réponse adaptée à ses besoins spécifiques (A), du côté de la société sortant d´un conflit lato sensu, il constitue un tremplin vers la paix et la réconciliation (B).

Un effet horizontal : une réponse aux besoins spécifiques des victimes 

 Si le mandat (judiciaire) de réparation du FPV a une portée restreinte, celle de son mandat (humanitaire) d’assistance se présente sous une forme relativement large. Ce mandat consiste à apporter une assistance générale aux victimes de situation quand bien même le procès serait en cours ou sans qu’il ne soit nécessaire qu’elles aient été victimes de crimes pour lesquels un accusé a été reconnu coupable. En vertu de la norme 50 de son règlement, le Fonds est considéré comme saisi lorsque « a) Le Conseil de direction du Fonds estime nécessaire d’offrir une réadaptation  physique ou psychologique ou un soutien matériel au profit des victimes et des membres de leurs familles ; et b) le Conseil de direction a officiellement notifié à la Cour sa conclusion en vue d’entreprendre des activités spécifiques visées à l’alinéa a) ». Ainsi, ce mandat sert véritablement de réponse intermédiaire aux besoins pressants des victimes et de leurs communautés qui ont souffert « des crimes qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine » (Préambule du Statut de Rome). De l’analyse de cette disposition, le mandat d’assistance repose sur une trilogie. Primo, la réhabilitation physique : offrir des soins adaptés aux victimes ayant subi des blessures physiques afin qu’elles puissent rétablir et reprendre le rôle qui est le leur de membre actif et productif de la société. Secundo, la réhabilitation psychologique : offrir un suivi psychologique et mental aux victimes pour les faciliter leur guérison et éduquer les populations locales sur les besoins des victimes. Tertio, le soutien matériel : améliorer la situation des victimes comme moyen d’aider à leur rétablissement. A ce jour, le FPV dispose d’une présence opérationnelle au nord de l’Ouganda, en RDC et en RCA où il met en œuvre plusieurs programmes d’assistance. Conscient qu’il est impossible de réparer l’irréparable, puisqu’aucune forme de réparation ne saurait remplacer la perte d’un être cher, cette flexibilité du FPV à intervenir dans des situations dont la CPI est saisie offre toutefois l’avantage de « soulager » un tant soit peu les souffrances des victimes et ainsi de contribuer à la pacification de la société dan son ensemble.

B- Un effet vertical : un tremplin vers la pacification des sociétés post-conflits 

Il est de notoriété publique, pour qu’une société connaisse la paix et se démocratise au sortir d’un conflit, qu’elle regarde, d’abord et avant tout, à son passé en face, le reconnaisse et l’assume. Ceci implique la mise en œuvre d’un « éventail complet de divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation » (ONU, Rapport du Secrétaire général, « Rétablissement de l’Etat de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant de conflit », (S/2004/616), 23 Août 2004, para. 38). Consacrée par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (arrêt Valasquez-Rrodriguez v. Honduras, Série C N°4, 29 Juillet 1988, para. 174.) et synthétisée par Louis Joinet (Lutter contre l’impunité, 10 questions pour comprendre et agir), la justice transitionnelle, puisque c’est ce dont il s’agit, repose sur quatre principaux piliers à savoir le droit à la vérité, droit à la justice, le droit à la réparation et l’a garantie de non-répétition. De ce qui précède, l’on comprend aisément la parenté qu’entretiennent la justice transitionnelle et le droit à la réparation. Le premier étant la finalité et le moyen au service de celle-ci. Ainsi, l’action du Fonds s’insère dans une dynamique holiste dont l’enjeu est de permettre la reconstitution du tissu social et de bâtir une société pacifique dans laquelle les communautés autrefois opposées se retrouvent à vivre en parfaite harmonie. A cette fin, la reconnaissance des souffrances de toutes les victimes s´avère être une nécessité qui se manifeste concrètement au moyen de mesures de réparations collectives ou symbolique (excuses publiques, constructions de mémorial) plus enclines à profiter à la société entière du fait de leur caractère durable et visible. Dans l’affaire Katanga (Ordonnance de réparation de la Chambre d’appel rendue le 8 mars 2018), les juges de la CPI ont ordonné des réparations individuelles à 297 constituées d’une indemnité symbolique de 250 dollars (USD) par victime et de réparations collectives sous forme d’aide au logement, d’aide à l’éducation, d’activités génératrices de revenus. S’inspirant de l’idée ayant présidé à la naissance de la CPI, le Fonds incarne la solidarité de la communauté internationale envers les Etats post-conflits dans la reconstruction d’un Etat de droit.

Conclusion

Institution en quête de repère, Le FPV n’est qu’à ses balbutiements. Le modèle de réparation qu’il promeut, malgré ses imperfections, constitue une opportunité pour les communautés affectées pour la reconnaissance de leur droit à la réparation, généralement méconnu à l´échelle nationale, ainsi que les  sociétés sortant de conflit dans leur quête vers la paix et la réconciliation. Fort de ce postulat, une démarche proactive de l´ensemble de la communauté internationale particulièrement des Etats s’impose afin de donner à cette noble institution les garanties et les moyens de son succès. Comme l’a rappelé la Chambre d’appel dans l’affaire Lubanga, le modèle de réparation prévu dans le Statut n´est pas seulement l’une de ses caractéristiques essentielles mais constitue également l’une des clés de réussite de la CPI pour l’atteinte de ses buts (ICC, Le Procureur v. Thomas Lubanga Dyilo, Chambre d’appel, Ordonnance de réparation modifiée, 01 aout 2016, para. 3, p. 1).

 

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Judicaël Elisée TIEHI est doctorant-Chercheur au Centre Jean Bodin de l’Université d’Angers (France). Après un Master recherche en droit international public à l’Université Jean Moulin Lyon III (France) sanctionné par la rédaction d’un mémoire sur « La contribution de la Cour internationale de Justice à l’œuvre normative des droits de l’homme », il est inscrit en thèse depuis octobre 2018 sous la codirection de mesdames Annalisa CIAMPI, Professeure titulaire de droit international public à l’Université de Vérone (Italie) et Caroline DUPARC, Maitre de conférence HDR en droit privé et sciences criminelles à l’Université d’Angers. Ses travaux de recherche, qui portent sur « Les droits procéduraux devant la Cour pénale internationale : essai critique sur le régime de participation des victimes », ambitionnent d’une part de faire un bilan, plus de 20 ans après l’adoption du Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, de son système de participation des victimes et de mettre en exergue les principaux défis auxquels il est confronté d’autre part. Enfin, s’inspirant de certaines expériences internationales notamment celle des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, cette thèse se veut être un plaidoyer en faveur d’une reconnaissance aux victimes du statut de partie, à part entière et non entièrement apparent, aux procédures pénales. Elisée Judicaël TIEHI jouit d’une expérience pertinente aussi bien dans les organisations non gouvernementales qu’au sein des organisations internationales dont le Haut Commissariat des Nations Unies pour les droits de l’homme et la Cour pénale internationale où il fut d’ailleurs Visiting Professional.

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