Les commissions de vérité et de réconciliation après la violence sexuelle dans les conflits armés

On compte aujourd’hui plus d’une quarantaine de Commissions de vérité et de réconciliation (CVR) dans le monde, dont la majorité est seulement apparue au début des années 2000. Les CVR s’inscrivent dans le courant de la justice transitionnelle, qui se définit comme étant une justice de passage vers la stabilité et la normalité. La justice transitionnelle s’installe au lendemain des conflits et poursuit l’objectif d’identifier les sources ayant conduit à l’instabilité et à la violence, afin d’assurer un retour vers la paix durable. À l’origine, l’objectif de ces commissions était d’enquêter sur la véracité des faits et des allégations de violations de droits humains, dans le but de stabiliser les transitions démocratiques en cours. Toutefois, la célèbre CVR de l’Afrique du Sud, ayant eu lieu de 1995 à 2002 et portant sur les crimes du régime d’apartheid, a marqué un tournant. Pour la première fois, les principes d’enquêtes et d’établissement de la vérité ont été jumelés à ceux de réparation et de réconciliation. À partir de ce moment, l’attention particulière des CVR portée aux victimes, combinée à l’objectif avoué de réconciliation, a conduit à présenter cette forme de justice comme étant, selon Mylène Jaccoud, criminologue spécialisée dans l’étude des pratiques alternatives en matière de justice pénale, « l’incarnation de la justice réparatrice ». Ce tournant marque également un changement plus général en matière de justice transitionnelle, alors qu’on observe un déplacement de l’attention des bourreaux vers la guérison des victimes. Ainsi, le rôle pouvant être joué par les victimes au sein des CVR depuis celle d’Afrique du Sud constitue à la fois la source de leur potentiel guérisseur et de justice.

Quelle justice après l’utilisation massive de la violence sexuelle

Malgré ce potentiel certain, la pertinence des CVR est loin d’être confirmée dans les cas où la violence sexuelle a été importante. D’abord, parce que peu de CVR se sont penchées spécifiquement sur la question de la violence sexuelle genrée, ce qui fut souvent critiqué par les survivantes qui y ont participé. Ensuite, parce que même lorsque la violence sexuelle est inscrite dans le mandat des CVR, les résultats semblent négligeables. On peut penser à l’exemple du Népal où, bien que la CVR, créée en 2015, ait pour mandat d’étudier les violences sexuelles liées au conflit, aucune mesure n’a été mise en place pour recueillir des données à ce sujet ni aucun protocole adéquat pour permettre aux survivantes de venir témoigner. Ou encore, à l’exemple du Pérou où, à l’issue de la CVR en 2003, une commission chargée des réparations a été créée avec l’objectif d’élaborer un registre des victimes du conflit afin de distribuer les réparations. Puisque celle-ci avait adopté une définition restrictive de la violence sexuelle, les victimes de stérilisation forcée, d’esclavagisme sexuel ou encore de grossesse forcée ont été exclues de ce processus de réparation. Ainsi, si les CVR trouvent une partie de leur légitimité dans l’espace qu’elles offrent aux victimes, peu de données permettent d’établir réellement si cette espace permet aux survivantes de la violence sexuelle d’amorcer leur processus de guérison.

Pourtant, encore aujourd’hui, l’utilisation de la violence sexuelle lors des conflits armés est un fléau. Presque 20 ans après sa résolution 1325 (2000), qui appelait les États a adopté des mesures spéciales pour protéger les femmes et les filles contre les violences sexistes lors des conflits armés (§10), le Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies se déclarait en 2019 « à nouveau profondément préoccupé » par la persistance de la violence sexuelle lors des conflits (§5) dans sa résolution 2467. Le Rapport du Secrétaire général des Nations Unies au Conseil de sécurité sur les violences sexuelles liées aux conflits de 2019 révélait la persistance de ce fléau dans les conflits actuels en Afghanistan, Iraq, Libye, Mali, Myanmar, Somalie, Soudan du Sud, Darfour, République arabe syrienne, Yémen, République centrafricaine et République démocratique du Congo. Ce constat accablant sur l’ampleur de l’utilisation de la violence sexuelle dans les conflits armés doit être pris en compte au moment de penser l’après-conflit. Par conséquent, il est essentiel de s’assurer que la justice qui sera établie suivant le conflit est appropriée pour les survivantes de la violence sexuelle.

Les CVR : orientées vers les victimes, pour le rétablissement de la société

            Les CVR tendent aujourd’hui à être présentées comme le choix le plus approprié au lendemain des conflits, au nom du bien-être des victimes. Selon Mylène Jaccoud, ce choix repose sur certains présupposés présents dans la théorie des CVR : d’abord, l’idée que la justice pénale ordinaire serait nuisible à la pacification des rapports sociaux et la stabilité politique ; ensuite, que l’établissement de la vérité historique est essentiel en tant que vecteur de pacification ; finalement, que la reconnaissance des victimes et la restauration de leur dignité sont nécessaires pour parvenir à la guérison et à la paix. Ce dernier élément vient lier la guérison des victimes au rétablissement de la paix, ce qui renforce l’idée que les CVR sont axées sur les victimes. Toutefois, si les CVR adoptent une approche centrée sur les victimes, cela ne signifie pas nécessairement qu’elles soient guidées pour ou par les intérêts des victimes. Cette approche concerne plutôt le choix des activités de la CVR et surtout, son utilisation des témoignages individuels comme source principale d’information. Ainsi, ce tournant vers les victimes se traduirait avant tout dans la méthodologie et les orientations de la CVR que dans ses finalités.

            Au cœur de cette approche méthodologique axée vers les victimes se trouve le storytelling, c’est-à-dire les récits individuels de trauma des victimes du conflit. Dans le cadre des CVR, le storytelling est présenté comme étant une forme de justice en soi pour les victimes : la simple action de raconter sa souffrance procurerait une forme de réparation pour le narrateur et les personnes qui l’écoutent. Les récits des victimes jouent donc un rôle central dans cette forme de justice, et il est attendu qu’un sentiment de justice se manifeste ensuite chez elles, notamment grâce aux effets thérapeutiques que l’exposé public du trauma est censé leur procurer. Les effets thérapeutiques du témoignage ont été largement démontrés dans la littérature, notamment dans l’étude de la sociologue Inder Agger et la psychiatre Soren Buus Jensen publiée en 1990. En s’intéressant aux cas de réfugiés politiques ayant souffert de traumas, elles sont arrivées à la conclusion que le témoignage constituait un outil efficace pour faire face au trauma et que la diminution des symptômes traumatiques s’observait nécessairement. Toutefois, il est loin d’être reconnu que ce témoignage doit être performé publiquement pour atteindre ces bénéfices. Au contraire, pour plusieurs auteurs, il n’y a rien de naturel dans le fait de raconter publiquement son expérience de violence.

            La nécessité de cette dimension publique s’expliquerait par l’objectif central des CVR d’écriture de l’histoire nationale pour une réconciliation. La méthodologie des CVR axée sur le témoignage des victimes vise à transposer les effets bénéfiques du storytelling à la société dans son ensemble. Les CVR demandent aux victimes de transcender leur souffrance individuelle pour contribuer à la trame narrative nationale, malgré les risques liés à l’exposition ou à la narration du trauma. Cette notion de guérison n’est alors plus réservée aux victimes face à leur trauma, mais se voit transposée à la société pour la réconciliation. Le storytelling n’est alors plus considéré uniquement comme un instrument de guérison individuelle, mais bien comme étant indispensable à la guérison d’une société instable. Ainsi, le storytelling dans le cadre des CVR est une action politique dont l’objectif dépasse largement le bien-être des victimes.

Les CVR : bonnes ou pas pour les survivantes de la violence sexuelle ?

Une question demeure toutefois sans réponse : quels sont les impacts de ce caractère politique du storytelling pour les survivantes de la violence sexuelle ? Les CVR, en tant qu’espace officiel de narration où les victimes sont encouragées à raconter leur histoire, ouvrent la porte à l’inclusion de leur récit dans la trame narrative nationale. Cela peut permettre aux survivantes de s’approprier les discours sur leur propre histoire, ce qui constitue une arme majeure contre l’oppression et un pas important vers la récupération d’une partie de la personnalité juridique qui tend à être déniée durant les conflits. Toutefois, comme plusieurs autrices l’ont dénoncé, le procédé du storytelling se fait nécessairement en utilisant un sujet victimaire hautement genrée, ce qui n’est pas sans conséquence. Les implications de l’utilisation d’une rhétorique de victimisation ont été mises en lumière dans l’étude de Ratna Kapur en 2002 où elle a étudié son utilisation par les féministes pour permettre d’inscrire la violence envers les femmes comme une violation des droits de la personne. Elle constate que si l’utilisation de la victimisation permet de rallier les femmes de tous les horizons dans un lieu commun où elles peuvent partager une expérience commune de la violence, cela conduit aussi à présenter les femmes comme un sujet a-historique et décontextualisé.

Ce phénomène s’observe malheureusement dans les travaux des CVR. La collecte des témoignages se fait conformément aux mandats, qui identifient préalablement qui sont les victimes, de quel type de violations, et par qui elles sont commises. Par conséquent, il est souvent attendu des femmes qu’elles s’expriment publiquement sur la violence sexuelle qu’elles ont vécue durant le conflit, de la part de la partie adverse. L’expérience des femmes durant les conflits armés se trouve à être restreinte à la question de la violence sexuelle, négligeant la question de leurs droits, des facteurs socioéconomiques, du genre et du contexte culturel et politique. Si, comme nous l’avons présenté, l’utilisation de la violence sexuelle durant les conflits est un véritable fléau qui persiste, il demeure que l’expérience des femmes du conflit ne se résume pas à cela, et le processus de justice ne devrait pas non plus. Selon Alison Crosby et Brinton Lykes, rendre les expériences de violence sexuelle hypervisible permet d’occulter les dimensions culturelles, historiques, structurelles et genrées de la violence. La violence sexuelle devient ainsi la face genrée du conflit, et témoigner de celle-ci devient le rôle des femmes dans les CVR. Les survivantes sont ainsi réduites au statut de victime d’un crime précis et unique.

Cette attention exclusive donnée à la violence sexuelle s’explique selon plusieurs par les besoins sociétaux de construire un récit national intelligible et tolérable, qui peut être compris par une audience nationale et internationale. Un récit complexe et fragmenté où la souffrance ne serait pas limitée à un évènement passé précis ne servirait pas la réconciliation. Car rappelons-le, l’objectif des CVR est d’élaborer un récit national commun, qui permettra de tourner la page sur la violence. L’objectif est de parvenir à élaborer une trame narrative collective qui ne contient aucune ambiguïté concernant l’identité de la victime et celle de l’assaillant. La trame narrative nationale se voit conséquemment construite à partir d’expériences individuelles comprises et imaginées conformément au cadre normatif de genre, de race, de sexualité et de classe déjà existant parmi ceux qui écoutent. Il y a donc une contradiction profonde dans les CVR : si elles visent à investiguer la vérité, elles réduisent souvent celles des femmes à la violence sexuelle qu’elles ont expérimentée. Le déroulement des CVR, et donc de la justice qui les concerne, est teinté par l’idée que les femmes ont une expérience commune du conflit en tant que victimes périphériques, apolitiques, non combattantes et parfaites. 

L’exemple de la CVR du Pérou, où les femmes ont témoigné en majorité, reflète ces problématiques. Alors que la CVR avait le mandat clair de se pencher sur la dimension genrée du conflit et l’expérience des femmes, cela s’est traduit par une vision restrictive liée à la violence sexuelle et la mise en place de mesures bien intentionnées visant à faire parler les femmes de cela. Pourtant, Kimberly Theidon, qui a observé les activités de la CVR péruvienne, arrive à la conclusion très claire que les femmes ne veulent pas relater publiquement leur expérience de violence. Au contraire, elles ont tendance à vouloir donner un sens à leur souffrance en exerçant un contrôle sur celle-ci, en se positionnant comme acteur et non comme victime. Elles cherchent plutôt à raconter les expériences de violence des membres de leur famille, sans directement aborder les leurs. De même, elles ont tendance à faire des descriptions détaillées de la vie durant les conflits, ce qui produit des vérités beaucoup plus larges, notamment à propos des injustices systémiques, des violations de leurs droits socioéconomiques, de la discrimination et sur le manque d’accès à la justice.

Un bilan nuancé

Ainsi, il est difficile de se prononcer sur les bienfaits des CVR pour les survivantes de la violence sexuelle. S’il est clair que le bien-être de celles-ci n’est pas l’objectif premier des CVR, cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne peuvent pas y trouver leur compte. Toutefois, la simple réponse voulant que le storytelling soit une source de justice en soi pour les survivantes est insuffisante. Malheureusement, il y a un manque de données important dans la littérature à savoir ce que pensent les survivantes de cette forme de justice et du storytelling. Le peu de données existantes révèle une grande frustration chez les victimes, qui se sentent abandonnées après avoir partagé leur histoire. Christopher Colvin soulève d’ailleurs une critique commune chez les victimes ayant témoigné dans le cadre de la CVR de l’Afrique du Sud, qui considèrent qu’en leur enjoignant de dévoiler publiquement leurs souvenirs douloureux au profit des autres, on leur a demandé de faire tout le travail, un travail par ailleurs très douloureux. De plus, les exemples des CVR s’étant penchées sur cette question montrent que les stéréotypes de genre tendent à être reproduits dans les travaux des CVR, à l’image de la société dans laquelle elles s’installent. Par exemple, Jelke Boesten constate que dans le cas de la CVR de l’Afrique du Sud, jamais les commissaires n’ont exprimé d’attente envers les hommes pour produire des témoignages de violences sexuelles. Tout de même, plusieurs considèrent qu’il s’agit d’une meilleure plateforme pour obtenir justice en raison de la participation des victimes, en opposition à la justice pénale. Quelle que soit la forme de justice choisie au lendemain des conflits, il est impératif de s’intéresser davantage aux effets qu’aura celle-ci sur les victimes.

 

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