Introduction
Sont plusieurs les cas où la Cour Internationale de Justice décide de se déclarer incompétente dans les contentieux. Le choix d’éviter de répondre sur le fond rend les jugements émis ambigües et lacunaires. Face à cette réalité, les opinions dissidentes des juges jointes aux arrêts de la Cour pourraient offrir des réponses supplémentaires, ce qui permet d’enrichir le droit international et contribuer à son développement.
La continuité de la possession et de la modernisation des États nucléaires de leurs arsenaux ne cessent d’alimenter le débat sur la licéité de ces armes. L’avis consultatif de la Cour Internationale de Justice du 8 juillet 1996 sur la licéité de la menace ou de l’emploi des armes nucléaires n’a pas mis fin a la confusion autour de cette matière. La Cour avait émis une opinion ambigüe et versatile qui ni condamne ni légitime la menace ou l’emploie des armes nucléaires, en déclarant d’une part que « ce n’est pas possible de conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense, qui pourrait menacer la survie même d’un État». D’autre part, la Cour avait ajouté à l’unanimité qu’il « existait une obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations visant le désarmement nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et effectif (paragraphe 105.2.F).
Dans un acte inédit, la République des Iles Marshall (théâtre de nombreux essais nucléaires entre 1946-1958) a déposé le 24 avril 2014 devant la Cour Internationale de Justice des requêtes similaires introductives d’instance contre les États nucléaires, lui faisant grief d’avoir manqué à leurs obligations conventionnelles et coutumières pour mener de bonne foi les négociations visant le désarmement nucléaire telle il est retenue dans le Traité sur la non prolifération des armes nucléaires (TNP) et dans l’Avis consultatif de la Cour sur la licéité des armes nucléaires.
Le fondement des plaintes présentées par les Iles Marshall : La négociation en bonne foi pour atteindre le désarmement nucléaire
Dans les plaintes présentées, les Iles Marshall ont fait une distinction entre les États qui admettent la compétence générale de la Cour Internationale de Justice (l’Inde, le Pakistan et le Royaume Uni de la Grande Bretagne et de l’Irlande du Nord) et les États qui n’admettent pas la compétence générale de cet organe judiciaire (La Chine, les États-Unis, la Russie, la France, Israël et la République démocratique de Corée).
Conformément au paragraphe 5 de l’article 38, les requêtes déposées contre les six États qui n’admettent pas la compétence de la Cour ont été transmises à ces derniers, mais elles n’ont pas été inscrites au rôle général de la Cour et aucun acte de procédure n’a été effectué en l’absence de consentement des États concernés.
En ce qui concerne les affaires inscrites au rôle de la Cour, les Iles Marshall reprochaient les trois États nucléaires ; qui sont l’Inde et le Pakistan et plus spécifiquement le Royaume-Uni étant donné qu’il est un État partie au TNP.
L’objectif des Iles Marshall n’a pas été la réouverture du débat sur la licéité de la menace ou de l’emploie d’armes nucléaires, sinon d’accuser les États ayant ratifié le TNP au titre de son article VI, du non respect de leurs engagements, notamment, la négociation en bonne foi pour atteindre le désarmement nucléaire.
Dans le premier argument, les Iles Marshall considèrent que l’article VI du TNP est une obligation erga omnes, qui émane fondamentalement de l’Avis consultatif de la Cour Internationale de Justice du 8 juillet 1996 sur la licéité de la menace ou l’emploi des armes nucléaires. Le Tribunal de la Haye a reconnu que l’article VI ne se réfère pas simplement aux obligations de moyens, sinon il s’agit là d’une obligation de résultat. Cela veut dire que les États sont obligés de mener des négociations de facto, pour parvenir à un résultat qui est le désarmement nucléaire. La Cour Internationale de Justice a considéré aussi que « l’application de l’article VI […] [est] sans doute […] un objectif vital pour toute la communauté internationale […] ».
Dans ce sens, nous rappelons que l’article VI du TNP dispose que « chacune des parties au traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ».
La requête cite qu’au lieu de poursuivre de bonne foi des négociations pour mettre fin à la course aux armements nucléaires, les États nucléaire continuent de chercher à améliorer leurs arsenaux nucléaires et à les conserver pour une durée illimitée, ainsi qu’ils s’opposent aux efforts déployés par la grande majorité des États pour engager de telles négociations.
Concernant les États nucléaires non parties au TNP, les Iles Marshall considèrent que ces États agissent, eux aussi, à l’encontre du droit international coutumier, car « les obligations énoncées à l’article VI du TNP ne sont pas de simples obligations conventionnelles » ; elles « existent aussi séparément en droit international » et « s’appliquent à tous les États en vertu [de celui-ci] ». En poursuivant la course aux armes, ces pays ne se conforment pas au droit international et risquent même d’encourager « les États non dotés d’armes nucléaires à reconsidérer leur position à cet égard ».
En outre, les Îles Marshall accusent ces États de s’opposer aux résolutions de l’Assemblée Générale des Nations unies appelant au démarrage de négociations pour faire avancer le désarmement nucléaire multilatéral. Malgré leurs divergences internationales, les cinq États ont refusé en bloc de voter la création d’un groupe de travail destiné à faire progresser ces négociations multilatérales, pourtant approuvée par 138 États. Enfin, les îles Marshall mentionnent que ces États adoptent « un comportement négatif et obstructionniste » en pratiquant une politique de modernisation de leurs arsenaux nucléaires.
Finalement, les îles Marshall ont considéré le principe de bonne foi comme étant un principe fondamental du Droit International, qui trouve sa base dans la Charte des Nations Unies ; le Statut de la Cour Internationale de Justice et la Convention de Vienne sur le Droit des traités.
L’exception préliminaire du Royaume-Uni : L’absence de « différend justiciable »
Comme il a été prévu, le Royaume-Uni a soulevé certaines exceptions préliminaires en l’affaire, en conséquence de quoi la procédure sur le fond a été suspendue, conformément à l’article 79, paragraphe 5, du Règlement.
Dans sa première exception préliminaire, le Royaume-Uni, invoque l’absence de « différend justiciable ». Le Royaume-Uni a précisé qu’au moment du dépôt de la requête : « les iles Marshall n’avaient pas pris les mesures les plus élémentaires pour l’informer de leur réclamation ou d’un quelconque aspect du différend –ou simple désaccord- qui les aurait opposés. Il estime en outre qu’il n’est pas suffisant qu’une divergence de vues ait été constatée publiquement ; il doit y avoir un échange entre les parties en cause ».
En réponse à cette exception préliminaire, les Iles Marshall ont proposé quatre arguments visant à démonter qu’un différend les oppose au Royaume-Uni. D’abord, elles ont considéré que les Iles Marshall avaient fait certaines déclarations dans des enceintes multilatérales ; elles ont affirmé que le dépôt même de la requête, de même que les positions des Parties au cours de l’instance, révèlent l’existence de ce différend ; elles ont invoqué les votes du Royaume-Uni sur le désarmement nucléaire dans des enceintes multilatérales ; et enfin, elles ont fait état du comportement du défendeur aussi bien après qu’avant le dépôt de la requête.
La conclusion de la Cour et les opinions dissidentes
Le 5 octobre 2016, la Cour Internationale de Justice a rendu son arrêt sur cette affaire et elle s’est déclarée incompétente pour instruire les plaintes. Les seize juges de la Cour ont retenu l’argument du Royaume-Uni et des deux autres puissances nucléaires (l’Inde et le Pakistan) fondé sur « l’absence de différend entre les parties ». Elle a estimé qu’elle « ne peut pas procéder à l’examen de l’affaire au fond » dans les trois cas. La CIJ a toutefois rappelé que sa mission était « de régler conformément aux droits internationaux les différends qui lui sont soumis par les États ».
En plusieurs cas comme celui-ci, et afin de reléguer les sujets de discorde au second plan, la Cour Internationale de Justice choisis d’opter par le conformisme et la recherche de la validation des exceptions préliminaires soulevées par les États pour déclarer son incompétence dans les contentieux. Le choix d’éviter de répondre sur le fond des points abordés rend les jugements émis ambigües et lacunaires.
Face à cette réalité, les opinions dissidentes des juges jointes aux arrêts de la Cour pourraient offrir des réponses sur l’ambigüité et les lacunes, ce qui permet d’enrichir le droit international et contribuer à son développement. Dans ce sens, l’arrêt de la CIJ sur les plaintes des Iles Marshal contre les États nucléaires semble être une illustration.
Les opinions dissidentes des juges ont été des principalement des commentaires sous forme des critiques sur la confirmation de la Cour de l’absence d’un différend justiciable et sur les retombés de cette décision sur la sécurité internationale et le processus du désarmement.
Dans un premier lieu, le juge Bennouna a estimé que la Cour, en se déclarant incompétente, a choisi d’introduire un nouveau facteur subjectif et « de s’abriter derrière un quelconque « formalisme au risque d’assister à une détérioration de la situation entre les parties ». De sa part, le juge Cancado Trinidade estime que la Cour peut fort bien être appelé a examiner des questions qui débordent le cadre purement interétatique, en l’occurrence le désarmement nucléaire, qui intéresse avant tout être accordée aux peuple, selon une approche humaniste, et non aux susceptibilités des États ».
Le juge Crawford conteste lui aussi le critère de la « connaissance objectif » adopté par la majorité de la Cour pour établir l’existence d’un différend. Il avance qu’un tel différend peut « se cristalliser dans des enceintes multilatérales regroupant une pluralité d’États », le juge estime qu’il existait au moins un différend a la date de la requête, puisque les Iles Marshall « avaient pris parti dans un des accords multilatéral « avec les États en possession d’armes nucléaires ».
Le juge Bedjaoui essaie d’imaginer « toute la cascade de conséquences indésirables » que la présente décision entrainera pour la Cour, pour la communauté internationale, pour les Iles Marshall à qui il a couté de confier l’affaire au tribunal, ainsi que pour le Royaume-Uni, qui pourrait être tenté de retirer son option d’acceptation de la jurisprudence de la Cour. Le juge Bedjaoui déplore que les décisions de la Cour :
« Ouvrent a l’opinion publique internationale un monde fâcheusement privé de cohérence (…) lorsqu’il décide, au surplus sur des base fragiles a l’excès, de refuser sa compétence en des affaires portant sur des questions plus que cruciales de désarmement nucléaire engageant la survie même de l’humanité entière ».
Finalement, le juge Robinhson dit regretter que la majorité, en n’exerçant pas sa fonction judicaire, n’ait pas reconnu l’importance que lui attribue la Charte des Nations Unies par sa contribution au maintien de la paix et de la sécurité internationale. Le juge estime que la Cour » s’est montré trop catégorique dans son analyse » en rejetant l’argument des Iles Marshall selon lequel elle a auparavant, dans trois affaires, retenu comme preuves de l’existence, « parfois au point d’écarter tout autre élément de preuve ».
Bibliographie
MARIN BOSCH, M., “The Non-Proliferation Treaty and its Future”, en BOISSON DE CHAZOURNES, L. et SANDS, P., International Law, the International Court of Justice and Nuclear Weapons, 1999, p. 375.
KOLB, R., La bonne foi en droit international public : Contribution à l’étude des principes généraux de droit, Revue belge de droit international public, Bruxelles, 2001, p. 112-113.
LABRECQUE, George, Le recours à la force contre les États, Jurisprudence récente de la Cour Internationale de Justice, Éditions Yvon Blais, 2019, Montréal, Canada, pp. 109-129.