Au milieu d’une crise environnementale presque irréversible qui perturbe la vie humaine dans son ensemble, la protection des océans, des mers et des ressources marines est devenue une priorité, d’autant plus que ces dernières, en générant des emplois pour des millions de personnes dans le monde, constituent le scénario idéal pour que les entreprises et d’autres acteurs violent en toute impunité et portent gravement atteinte aux droits et libertés des personnes liées à leur système.
Parmi les différents problèmes qui se posent autour de la pêche industrielle, nous pouvons identifier ceux générés par la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) ; qui, parmi d’autres aspects tout aussi graves, donne lieu à des débats controversés lorsqu’il s’agit de déterminer la juridiction sous laquelle les crimes commis autour d’elle doivent être jugés. À cet égard, nous constatons qu’il est fréquent que l’État du pavillon (a) ne respecte pas ses obligations en matière de prévention et d’élimination de la pêche INN ; (b) permette l’enregistrement sur son territoire de navires de pêche sur lesquels il n’exerce aucun contrôle effectif ; (c) que les propriétaires réels des navires, le capitaine et l’équipage aient des nationalités différentes (FAO, Département des pêches, 2002). Comment, dès lors, la justice pénale internationale peut-elle être liée à la poursuite de ces crimes ?
Cet article de blogue propose une alternative qui rend viable la compétence juridictionnelle de la Cour Pénale Internationale (CPI, la Cour) sur les crimes liés à la pêche INN, spécifiquement ceux liés aux actes de torture , par l’application du principe de la compétence personnelle passive. Il est certain que ces pratiques comportent d’autres actes pour lesquels les entreprises et les institutions liées à la pêche INN (par exemple, les crimes environnementaux) méritent une enquête criminelle (Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, 2020) ; toutefois, pour des raisons d’espace, nous ne les aborderons pas ici.
La compétence matérielle
Commençons par clarifier la compétence matérielle que la Cour aurait sur les actes de torture liés à la pêche INN. Comme on peut le constater dans les Éléments des Crimes, pour qu’un crime contre l’humanité soit commis, il faut en principe que les éléments contextuels du crime soient présents : a) attaque contre la population civile, b) de manière généralisée ou systématique, et c) dans le cadre de la politique d’un État ou d’une organisation. Précisément, les pratiques de pêche INN impliquent des attaques contre la population civile (a) puisqu’elles visent les pêcheurs migrants, les femmes et les enfants (Environmental Justice Foundation, 2015). Elles sont réalisées de manière systématique (b), leur structure organisée suivant un schéma de capture, d’exploitation et d’asservissement des personnes (Morelle, 2017). Enfin, elles s’inscrivent dans la politique d’une organisation (c) puisque les entreprises et autres acteurs impliqués promeuvent ces attaques comme un moyen de réaliser la finalité économique de leur activité de pêche (Deutsche Welle, 2021).
La compétence personnelle
Après avoir confirmé la possibilité pour la Cour d’exercer sa compétence matérielle à l’égard de ces crimes, j’aborderai maintenant la possibilité d’activer sa compétence personnelle. Pour commencer, l’exercice de la juridiction vis-à-vis de l’application du droit de la mer fait référence à : “ (1) l’autorité d’un État pour faire appliquer ses lois sur les comportements dans les lieux où il peut exercer ce pouvoir ; et (2) l’autorité de l’État pour arrêter, enquêter et poursuivre les comportements perpétrés par des personnes ou affectant des personnes sous sa juridiction (…) ” (Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, 2020). Restons-en au point 2 : la compétence pour les comportements affectant les personnes relevant de sa juridiction. En d’autres termes, aux fins d’enquêter et de juger un comportement interdit par un système juridique, le droit de la mer permet l’application du principe de la personnalité passive (Cassese, 2003) (note 1).
Toutefois, aux fins de la CPI, sa compétence est activée dans les situations suivantes : a) lorsqu’un ressortissant d’un État partie commet un crime à bord d’un navire immatriculé dans un État partie ; b) lorsqu’un ressortissant d’un État partie commet un crime à bord d’un navire immatriculé dans un État non partie ; c) lorsqu’un ressortissant d’un État non partie commet un crime à bord d’un navire immatriculé dans un État partie ; ou d) lorsqu’un État non partie accepte la compétence de la Cour ad hoc (note 2). Il convient de noter que notre analyse se concentre sur la compétence personnelle, car les litiges générés par l’État du pavillon du navire pourraient rendre l’analyse difficile et faire croire à l’impossibilité de l’exercer. À cet égard, il convient de noter que le Statut de Rome (SR) ne fait pas référence à la nationalité de la victime pour activer sa compétence ; toutefois, cela ne constitue pas un obstacle à l’affirmation de la possibilité de son application.
Sur la base du libellé du SR, ce dernier n’interdit pas l’application du principe de la nationalité passive, par conséquent, il serait contraire à son objet et à son but (note 3) et au principe de bonne foi (note 4) d’interpréter que les États avaient l’intention de limiter la compétence personnelle pour les crimes exclusivement à la nationalité de l’auteur (note 5). En outre, compte tenu du fait que le projet de statut de la Cour Pénale Internationale et le projet d’acte final prévoyaient la qualification de l’État de la victime pour l’exercice de sa compétence (note 6), nous notons qu’il ne serait pas faux d’envisager une telle possibilité. D’autre part, rappelons que le crime de torture, interprété à la lumière de la LIDH (note 7), envisage la compétence d’un Etat lorsque la victime est son ressortissant (note 8). Cela ouvre la possibilité pour la Cour d’exercer sa compétence sur la base de la nationalité des victimes du crime contre l’humanité que constitue la torture par les pratiques de pêche INN.
Je conclus en soulignant l’utilité de cette analyse pour les cas où il est difficile de déterminer l’État du pavillon du navire INN, lorsque l’auteur est un ressortissant d’un État non-partie au SR mais que l’État des victimes l’est (Urbina, n.d.). Étant donné qu’à l’heure actuelle, on parle très peu des crimes commis en mer – et que lorsque l’on en parle, on ne peut pas faire grand-chose en raison des vides juridiques qui brouillent cet espace – proposer des solutions pour ces cas est à son tour une occasion de rendre ces problèmes visibles et de repenser la portée de la CPI.
NOTES
Note 1 : Comme le souligne le professeur Cassese, en vertu de ce principe, les États peuvent exercer leur compétence sur les crimes commis à l’étranger contre leurs propres ressortissants.
Note 2 : Article 12 du Statut de Rome.
Note 3 : Préambule du Statut de Rome, “(…) Affirmant que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis. Déterminés à mettre fin à l’impunité des auteurs de ces crimes et à contribuer ainsi à la prévention de nouveaux crimes (…)”.
Note 4 : Article 31 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités.
Note 5 : CPI, Situation en République populaire du Bangladesh/République de l’Union du Myanmar, n° ICC-01/19, Chambre préliminaire III, 14 novembre 2019, para. 42-62.
Note 6 : Conférence diplomatique des plénipotentiaires des Nations Unies sur la création d’une Cour Pénale Internationale (1998). https://www.un.org/spanish/law/icc/docs.htm
Note 7 : Article 21 du Statut de Rome.
Note 8 : Article 4 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
RÉFÉRENCES
Cassese, A. (2003). International Criminal Law. Oxford University Press.
Departamento de Pesca de la FAO. (2002). Orientaciones Técnicas para la Pesca Responsable. Roma, FAO. https://www.fao.org/3/y3536s/y3536s.pdf
Conferencia Diplomática de Plenipotenciarios de las Naciones Unidas sobre el Establecimiento de una Corte Penal Internacional. (1998). https://www.un.org/spanish/law/icc/docs.htm
Enviromental Justice Foundation. (2015). THAILAND’S SEAFOOD SLAVES. Human Trafficking, Slavery and Murder in Kantang’s Fishing Industry. Humanity United. https://ejfoundation.org//resources/downloads/EJF-Thailand-Seafood-Slaves-low-res.pdf
ICC, Situation in the people’s Republico f Bangladesh/Republico f the Union of Myanmar, N° ICC-01/19, Pre-Trial Chamber III, 14 November 2019, para. 42-62.
La mafia del mar – La verdad detrás de la pesca ilegal. (2021). Deutsche Welle. https://www.youtube.com/watch?v=E39S2HphWSs
Morelle Hungría. E. (2017). La pesca ilegal como actividad delictiva: una aproximación a la problemática española. Actualidad Jurídica Ambiental, 74. https://www.actualidadjuridicaambiental.com/wp-content/uploads/2017/12/2017_12_11_Morelle_Pesca-ilegal-actividad-delictiva.pdf
Oficina de las Naciones Unidas contra la Droga y el Delito. (2020). Delincuencia marítima: Manual para los profesionales de la justicia penal. Naciones Unidas. https://www.unodc.org/documents/ropan/2021/Delincuencia_maritima_-_Manual_para_profesionales_de_la_justicia_penal.pdf
Urbina, I. (s.f.). Ian Urbina: En alta mar hay esclavos. Son golpeados y violados. XLSemanal. https://www.xlsemanal.com/conocer/sociedad/20200326/barcos-pesqueros-ilegales-vietnam-esclavitud-maltrato-pullitzer-ian-urbina.html