Aspects juridiques internationaux en Antarctique et dans l’océan Austral (2/2) : Les défis de la réglementation du tourisme et de la pêche du krill

Cette série de deux blogues consacrés au rôle du droit international pour l’Antarctique et l’océan Austral a pour but de revisiter les conceptions courantes de ces régions. On pense souvent, à tort, que l’humanité a très peu de liens avec cette région du monde. En effet, lorsqu’on parle de l’Antarctique, on pense aux grandes épopées d’exploration et aux recherches scientifiques sporadiques…Mais l’Antarctique est bien plus imprégné de l’empreinte humaine et du droit international qu’il n’y paraît à première vue!  Dans ce deuxième blogue, il est question de la régulation du tourisme en Antarctique et de la pêche du krill dans cet écosystème unique.

Un besoin d’une régulation accrue pour un tourisme en plein développement

En 2001, le tourisme en Antarctique ne représentait que 0,002% du tourisme mondial.[1] Cependant, les flux touristiques ont considérablement augmenté depuis les débuts de l’activité dans les années 1950. Selon l’Association internationale des tour-opérateurs de l’Antarctique (IAATO), le nombre de visiteurs pour la saison 2018-2019 était de 10 889 visiteurs en croisière uniquement et de 4 600 visiteurs terrestres, contre seulement 4 698 touristes au total en 1990-1991.[2] Le tourisme en Antarctique est une importante source de revenus et constitue la deuxième activité la plus lucrative en Antarctique après la pêche.[3] C’est un aspect important de la présence humaine dans la région : chaque année, plus de touristes que de scientifiques visitent l’Antarctique.[4] La saison touristique coïncide avec la présence des chercheurs scientifiques et le pic de reproduction d’une grande partie des espèces antarctiques.[5] La plupart des activités touristiques sont concentrées dans quelques zones emblématiques qui sont des lieux importants pour la faune et la flore.[6] Le tourisme dans la région peut donc être une source de dommages environnementaux et doit être réglementé.

Après un manque flagrant de réglementation des années 1950 à 1990, les activités touristiques en Antarctique sont aujourd’hui régies par un régime mixte combinant des normes émanant d’acteurs privés et des règlements, directives et recommandations émanant du régime du Traité sur l’Antarctique (TSA).[7] Le TSA n’aborde pas spécifiquement la question du tourisme. L’article X TSA stipule uniquement que les parties ne doivent pas entreprendre d’activités contraires aux principes du traité (objectifs pacifiques, coopération en matière de recherche scientifique).[8] Les parties consultatives ont abordé la question du tourisme à partir du milieu des années 1960. Durant cette période, seules les réglementations touristiques internes des États développant un tourisme commercial devaient s’appliquer (Chili, Argentine).[9] Les recommandations adoptées sur le tourisme dans les décennies 1960-1980 ont principalement mis en évidence les interférences possibles entre la recherche scientifique et le tourisme.[10]Cependant, un intérêt croissant pour les questions environnementales est apparu à la fin des années 1980 sous l’impulsion des ONG et de la communauté internationale. Le protocole environnemental de 1991 et ses annexes, entrés en vigueur en 1998, s’appliquent aux activités touristiques. 

Selon l’article 3 (1) du protocole environnemental, les activités doivent être menées de manière à limiter les impacts négatifs sur l’environnement. Pour donner quelques exemples spécifiques, l’annexe I prévoit que les activités touristiques doivent être soumises à une procédure préalable d’évaluation des incidences sur l’environnement. L’annexe II interdit aux touristes d’interférer avec la flore et la faune. L’annexe III concerne la réglementation des déchets et interdit l’élimination des eaux usées non traitées près des côtes. L’annexe IV interdit l’élimination des matières plastiques dans la mer. L’annexe V précise qu’il est nécessaire d’obtenir un permis pour pénétrer dans une zone spécialement protégée de l’Antarctique. Après des délibérations infructueuses entre les parties consultatives sur l’élaboration d’un éventuel document contraignant visant directement le tourisme, la recommandation XVIII-1, qui n’est pas contraignante, fournit néanmoins des lignes directrices aux touristes et aux voyagistes.

Il existe également un degré inhabituel d’autorégulation par l’industrie elle-même. Les règles élaborées par l’Association internationale des voyagistes antarctiques (en anglais, abrégé IAATO) suivent les lignes directrices et les recommandations développées dans le cadre du régime TSA. Ces règles s’appliquent à tout opérateur membre de l’Association, même si celui-ci provient d’un État non-membre du TSA. Cette association privée, constituée de nombreux acteurs du domaine, agit comme un label, certifiant que ses opérateurs membres respectent des normes élevées de protection de l’environnement.[11] 

Ce système réglementaire mixte n’est pas sans poser de problèmes. Il peut sembler curieux que, malgré l’importance du principe de précaution, les activités touristiques soient encore autorisées, alors que l’on connaît mal l’impact environnemental cumulé de ces activités humaines. Les activités minières ont été interdites en vertu du même principe de précaution. Les termes vagues utilisés pour désigner le seuil des dommages environnementaux acceptables, tels que les « impacts mineurs et transitoires » (Article 8 Annexe I) suggèrent également qu’une protection adéquate de l’environnement n’est pas garantie car ces termes généraux sont ouverts à l’interprétation. En outre, chaque État réalise des « évaluations de l’impact environnemental » selon ses propres critères (article 1(1) Annexe I Protocole environnemental) et des différences considérables dans le niveau d’analyse ont été identifiées.[12] En outre, le trafic maritime des yachts privés est très difficile à réglementer. Étant donné qu’aucun État n’a reconnu sa souveraineté dans la région, et que ces acteurs ne font pas partie de l’IAATO, il est difficile d’appliquer les réglementations et de contrôler le trafic maritime privé.[13]  Le protocole environnemental ne s’applique pas aux navires battant pavillon d’États non parties, et la recommandation XXIII-6 appelle donc les États non-consultatifs qui ne sont pas encore parties au protocole à y adhérer dès que possible.[14] Un troisième point est la question cruciale de la responsabilité des dommages environnementaux résultant des activités humaines, y compris le tourisme. En 2005, le TSA a adopté l’annexe au protocole sur la protection de l’environnement du traité sur l’Antarctique concernant la responsabilité en cas d’urgence environnementale (annexe VI). Cette annexe crée une responsabilité pour les États et les opérateurs en ce qui concerne leurs actions de réponse aux urgences environnementales. Cependant, à ce jour, cette annexe n’est pas encore entrée en vigueur.[15] 

Pour de nombreux touristes, le but de leur visite en Antarctique et dans l’océan Austral est de découvrir un environnement préservé et d’observer une faune et une flore riches et variées.[16] On peut donc espérer que les acteurs de l’industrie touristique, qu’il s’agisse d’États ou d’opérateurs privés, ont compris que la valeur environnementale de cette région constitue sa première raison d’attractivité et prendront les mesures nécessaires pour réduire au maximum l’impact du tourisme sur l’environnement antarctique.

Figure 4. Touristes et manchots s’observant sur l’île Petermann, en Antarctique. Explorée seulement par une poignée d’explorateurs il y a un siècle, l’Antarctique est désormais une destination touristique attrayante.[17]

Réglementation de la pêche du krill, petit invertébré au centre de l’écosystème de la région

Le krill antarctique, Euphausia superba, est une espèce clé de l’écosystème antarctique. Ce petit crustacé constitue le principal régime alimentaire des animaux marins, des oiseaux et des mammifères terrestres. Le réseau alimentaire de l’Antarctique est assez limité (voir la figure 5) et une modification de la disponibilité du krill dans les eaux de l’océan Austral pourrait avoir de graves répercussions sur l’ensemble de l’écosystème antarctique. Pendant longtemps, la dégradation de l’environnement causée par la pêche en Antarctique a été dramatique, bien plus que dans l’Arctique, car ces eaux n’étaient pas soumises à des accords de pêche régionaux et ne relevaient pas de la juridiction d’un État côtier.[18]

Figure 5. Le réseau alimentaire de l’Antarctique et  le rôle central du krill pour l’écosystème.[19]

Le krill est aujourd’hui menacé par le changement climatique : le déclin de la glace de mer, l’acidification des océans, la modification des schémas de circulation, l’augmentation du rayonnement UV et le réchauffement des océans sont autant de facteurs qui auront une influence négative sur la reproduction et l’abondance du krill.[20] En outre, le krill est la plus grande pêcherie de l’océan Austral.[21] La demande d’huile de krill, comme alternative à l’huile de poisson, est en hausse et le krill est également utilisé pour nourrir les animaux d’élevage. Les intentions de pêche de krill augmentent et les zones de pêche s’étendent, alors que la surpêche passée et le changement climatique peuvent rendre les populations de krill particulièrement vulnérables.[22]La majorité de la pêche du krill continue de se dérouler dans des zones très concentrées où l’espèce humaine entre en concurrence avec d’autres animaux terrestres qui dépendent des ressources naturelles de ces zones restreintes pour leur survie.[23]

Aujourd’hui, le TSA, avec la Convention sur la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR) adoptée en 1982, prévoit la conservation et l’utilisation rationnelle des ressources marines. L’exploitation des ressources marines de l’océan Austral est réglementée et supervisée. La CCAMLR est considérée comme un des systèmes de gestion écosystémique les plus perfectionnés du droit international.[24] Toutefois, jusqu’en 2007, la pêche du krill n’était pratiquement pas réglementée, car le krill ne faisait pas partie du vaste ensemble de mesures de conservation en place pour les autres types de pêche.[25] Des progrès ont été réalisés lors de la réunion des parties à la CCAMLR de 2007, mais de nombreux défis doivent encore être relevés.[26]

La réglementation de la pêche du krill est basée sur des approches écosystémiques et de précaution. L’article II (3) (b) de la CCAMLR souligne la nécessité de maintenir les relations entre les ressources exploitées et les espèces dépendantes et apparentées. La Convention n’énonce pas explicitement son approche de précaution mais l’article II (3) (c) exige de minimiser le risque de dommages environnementaux sur la base des connaissances disponibles. Le régime prévoit des limites de captures de krill dérivées d’un modèle de rendement du krill, une estimation du rendement durable prenant en compte davantage de facteurs de conservation que le modèle commun de rendement maximal durable.[27] Pour plus de précision, des zones de gestion à petite échelle ont été créées en 2002 afin de définir des limites de capture de krill différentes pour chaque zone spécifique, afin de préserver au mieux les populations de krill. La Commission de la CCAMLP établit également des points de déclenchement (limites de capture prédéfinies) qui, s’ils sont dépassés, génèrent des mesures de conservation supplémentaires.[28] Un programme de surveillance des écosystèmes a été mis en place par la CCAMLR en 1985. Il collecte des informations sur les prédateurs du krill afin de comprendre l’impact de la pêche sur les populations de krill et de le différencier d’autres changements environnementaux tels que le changement climatique. Le programme de surveillance n’est pas encore pleinement opérationnel car il ne fournit des données que sur un petit nombre de sites et ne permet pas d’intégrer les résultats de son enquête dans les décisions de gestion.[29] Le système de surveillance des navires permet aux États de vérifier si les navires respectent leurs licences de pêche et pêchent dans les zones autorisées.[30] Un autre mécanisme important est la notification par les États de leur intention de participer à la pêche du krill pour la saison de pêche à venir. La Commission peut estimer l’intention de pêche totale pour la période à venir et concevoir des programmes de gestion en conséquence.[31] Enfin, un système de déclaration est mis en place pour que les États notifient leurs captures tout au long de la saison de pêche. Ce partage d’informations renforce considérablement la capacité de la Commission à élaborer des mesures de conservation adéquates.[32]

Cependant, la gestion des pêcheries de krill doit encore être améliorée afin de préserver les populations de krill et, avec elles, l’ensemble de l’écosystème antarctique. Dans un premier temps, des lacunes relatives aux connaissances scientifiques doivent être comblées.[33] Il reste beaucoup à faire pour mieux comprendre la biologie du krill, sa résilience aux changements environnementaux, les conditions de réussite de sa reproduction, l’impact des pêcheries et l’impact du changement climatique sur sa population.[34] Jusqu’à ce que davantage de données scientifiques soient disponibles, l’approche de précaution devrait dominer la réglementation de la pêche du krill.[35] Il apparaît crucial de prendre en compte les impacts du changement climatique sur les populations de krill. Les programmes de gestion de la conservation doivent être très adaptables à cet environnement qui évolue rapidement.[36] Le suivi de surveillance doit devenir un suivi opérationnel et le programme de surveillance doit étendre sa collecte de données à d’autres zones où la pêche du krill est déjà pratiquée.[37] Le plan de gestion doit également prendre en compte l’augmentation de la pêche et l’évolution des techniques de pêche. Il sera nécessaire de garder le contrôle des opérations de pêche en collectant des données biologiques et en menant des enquêtes scientifiques sur les navires de pêche, en réglementant les nouvelles techniques de pêche dont les impacts environnementaux sont encore mal connus (taux de captures accessoires par exemple) et en poursuivant la lutte contre la pêche illégale, non déclarée et non réglementée.[38]

La communauté scientifique s’inquiète de la durabilité de la récolte de krill face aux pressions cumulées du changement climatique et de la pêche sur les populations de krill.[39] Les populations de krill doivent rester en nombre suffisant pour assurer la durabilité de l’écosystème antarctique. Ce n’est qu’en approfondissant les connaissances scientifiques et en adoptant des normes élevées de protection de l’environnement dans ses actions de gestion que la Commission de la CCAMLR pourra accomplir sa mission d’utilisation rationnelle et de conservation.

Conclusion : des défis majeurs pour le droit international

Cette série de réflexions a eu pour but d’élargir nos horizons lorsqu’on pense au droit international et à la région de l’Antarctique et de l’océan Austral. Région mystérieuse et fascinante, l’Antarctique n’est plus seulement une terre d’exploration et de découvertes scientifiques. Comme ces deux articles de blogue ont cherché à montrer, les usages de l’Antarctique sont nombreux et doivent être encadrés par le droit international afin de préserver la qualité première de cette région, son environnement unique.

Références

[1] Patrick Vrancken,  » Regulation of Tourism in Antarctica « , South African Yearbook of International Law 28 (2003) : 210-225, 210.

[2]  » Data & Statistics « , IAATO, consulté le 23 mai 2020, https://iaato.org/information-resources/data-statistics/ ; Steven Li,  » Antarctic Tourism : The Urgent Need for a New Comprehensive Regulatory Regime « , New Zealand Journal of Environmental Law 17, (2013) : 321-334, 322.

[3] Vrancken, « Regulation of Tourism in Antarctica », 211.

[4] Ibid, 211.

[5] Li, « Tourisme en Antarctique : The Urgent Need for a New Comprehensive Regulatory Regime », 322.

[6] Ibid, 323.

[7] Vrancken, « Regulation of Tourism in Antarctica », 224.

[8] Ibid, 212.

[9] Li, « Tourisme en Antarctique : The Urgent Need for a New Comprehensive Regulatory Regime », 326.

[10] Vrancken, « Regulation of Tourism in Antarctica », 213.

[11] Ibid, 223.

[12] Ibid, 329.

[13] Vrancken, « Regulation of Tourism in Antarctica », 224.

[14] Li, « Tourisme en Antarctique : The Urgent Need for a New Comprehensive Regulatory Regime », 331.

[15]  » Le protocole de Madrid « , Division antarctique australienne, consulté le 3 octobre 2021, https://www.antarctica.gov.au/law-and-treaty/the-madrid-protocol/.  

[16] Patrick T. Maher, Gary Steel et Alison McIntosh, « Examining the experiences of tourists in Antarctica », International Journal of Tourism Research 5, (2003), 59-62, 61.

[17] « Antarctica », par Ryan T. Pierse, Encyclopaedia Britannica, consulté le 24 mai 2020, https://www.britannica.com/place/Antarctica/Biological-resources#ref344258.

[18] Malone, « The Waters of Antarctica : Do They Belong to Some States, No States, or All States », 56-57.

[19] « Les réseaux alimentaires de l’Antarctique », LEARNZ, consulté le 23 mai 2020, http://www.learnz.org.nz/scienceonice144/antarctic-food-webs.

[20] H. Flores et al,  » Impact of Climate Change on Antarctic Krill « , Marine Ecology Progress Series 458, (2012) : 1-19, 1.

[21] Virginia Gascon Gonzalez et Rodolfo Werner Kinkelin, « Preserving the Antarctic Marine Food Web : Achievements and Challenges in Antarctic Krill Fisheries Management « , Ocean Yearbook 23 (2009) : 279-308, 279.

[22] Flores et al, « Impact of Climate Change on Antarctic Krill », 10.

[23] Gascon Gonzalez et Werner Kinkelin, « Preserving the Antarctic Marine Food Web », 279.

[24] Haward et Jabour, « Antarctic Treaty System Ready for a Challenge », 603.

[25] Gascon Gonzalez et Werner Kinkelin, « Preserving the Antarctic Marine Food Web », 280.

[26] Ibid, 280.

[27] Ibid, 284.

[28] Haward et Jabour, « Antarctic Treaty System Ready for a Challenge », 603.

[29] Flores et al, « Impact of Climate Change on Antarctic Krill », 10.

[30] Gascon Gonzalez et Werner Kinkelin, « Preserving the Antarctic Marine Food Web », 289.

[31] Ibid, 290.

[32] Ibid, 291.

[33] Flores et al, « Impact of Climate Change on Antarctic Krill », 1.

[34] Ibid, 13.

[35] Ibid, 1.

[36] Ibid, 13.

[37] Gascon Gonzalez et Werner Kinkelin, « Preserving the Antarctic Marine Food Web », 298.

[38] Ibid, 303-306.

[39] Flores et al, « Impact of Climate Change on Antarctic Krill », 2.

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