Le phénomène du recours aux groupes de ce type est loin d’être nouveau. Les actions concertées et la coopération entre les acteurs militaires, les compagnies de sécurité et les groupes tel que le groupe Wagner sont en effet en augmentation dans les conflits armés contemporains. Le 4 mars 2022, le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme s’est dit particulièrement préoccupé de l’augmentation de ce type de coopération militaire. Comme le dit Sorcha MacLeod, présidente du groupe de travail sur l’utilisation de mercenaires, « nous sommes témoins de l’augmentation de la présence de mercenaires et d’acteurs liés aux mercenaires dans les conflits armés contemporains et l’augmentation du risque de graves abus de droits de l’homme et de crimes de guerre » [1]. Le risque de violations du droit international des droits humains par les groupes mercenaires dont le groupe Wagner, semble être une préoccupation majeure de la communauté internationale. Mais quelles sont les implications juridiques de ce type de groupe? Et pourquoi ces acteurs posent particulièrement problème pour les conflits armés contemporains?
D’abord, l’appréhension des États à condamner le groupe Wagner provient du fait qu’ils ont recours eux-mêmes à ce type de groupe. En effet, l’usage de ces groupes est fréquent pour éviter les pertes de vies et les pertes en matériel militaire des armés étatiques, augmenter l’influence étatique dans certaines régions et assoir leur stratégie. Les États démocratiques sont également confrontés à une opinion publique souvent plus défavorable au déploiement d’envergure militaire et le recours aux groupes privés permet ainsi de contourner les contestations possibles qui pourraient émerger dans le cas d’interventions plus directes [2]. D’autres avantages clés tels que la connaissance du milieu local [3] ou encore des affinités religieuses [4] expliquent le recours à cette pratique en ascension. Il peut être aussi intéressant pour préserver les infrastructures et les vies des civils d’avoir recours à des compagnies privées de cybersécurité comme moyens de combat [5], mais, étant moins officiels, ces moyens sont souvent jumelés à des violations graves de droits humains.
Concrètement, le groupe Wagner opère de plusieurs manières : il assure la sécurité des membres importants, pourvoit de l’équipement et fait partie intégrante des combats. Au-delà des implications lors de conflits armés, le groupe est aussi responsable d’élections truquées, de campagnes d’influence de l’opinion publique pour des stratégies politiques par l’utilisation des médias sociaux et de l’instrumentalisation de la culture populaire afin d’orienter la sympathie pour certaines causes. Comment concevoir la responsabilité juridique du groupe qui est responsable de violations de droit international humanitaire et des droits humains?
Le droit international est déficitaire de normes claires envers les groupes privés responsables de violations et de crimes de guerre. Il est complexe de délimiter la responsabilité juridique entre les groupes privés perpétrant des atrocités et les États qui les engagent dans ces actions. Les groupes privés peuvent contourner les obligations du droit international humanitaire qui s’appliquent aux États. Face à cette situation, et afin de protéger les civils et prévenir le recours à de telles pratiques de contournement du DIH, il existe certaines conventions, dont la Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires [6] et la Convention de l’OAU pour l’élimination du mercenariat en Afrique [7], qui permettent de tenir responsable de leurs actes ces acteurs particuliers. L’article 47 du Protocole additionnel à la Convention de Genève [8] traite spécifiquement de la question des mercenaires et défini ces derniers :
- Un mercenaire n’a pas droit au statut de combattant ou de prisonnier de guerre
- Le terme « mercenaire » s’entend de tout personne :
- qui est spécialement recrutée dans le pays ou à l’étranger pour combattre dans un conflit armé;
- qui en fait prend une part directe aux hostilités;
- qui prend part aux hostilités essentiellement en vue d’obtenir un avantage personnel et à laquelle est effectivement promise, par une Partie au conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle qui est promise ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues dans les forces armées de cette Partie;
- qui n’est ni ressortissant d’une Partie au conflit, ni résident du territoire contrôlé par une Partie au conflit;
- qui n’est pas membre des forces armées d’une Partie au conflit; et
- qui n’a pas été envoyée par un État autre qu’une Partie au conflit en mission officielle en tant que membre des forces armées dudit État.
L’ensemble des critères prévus à la définition sont particulièrement pointus et correspondent peu aux nouvelles formes d’implications que les groupes, tel que le groupe Wagner, ont dans les conflits contemporains. Par exemple, les actions et le modus operandi du groupe Wagner ne le qualifierait pas comme mercenaire dans le conflit ukrainien, mais pourrait l’être dans le conflit au Mali. Les compagnies militaires et de sécurité privées (CMSP) peuvent réussir à éviter la définition internationale du mercenariat puisque la définition est cumulative. Par exemple, un CMSP peut correspondre au point a) et b), mais ne pas correspondre au point c) puisque la question des motivations profondes de l’implication d’un CMSP est plus difficile à démontrer. La compagnie pourrait donc éviter la définition ainsi prescrite puisque toutes les composantes doivent être rencontrées pour définir un groupe comme « mercenaire ». Aussi, la disposition a) consacre l’idée de « combattre » si bien que les interventions plus indirectes, tels que de conseiller ou d’assurer la sécurité d’installations, ne rencontreraient pas le terme « combattre » nécessairement. Les CMSP pourraient intervenir sans avoir comme but un rôle de combat et éviter cette disposition. Pourtant les CMSP ont souvent leur propre code de conduite international [9] dont les lignes directrices émises dans le document de Montreux [10] à la suite d’un processus du gouvernement suisse et du CICR, mais il est difficile d’assurer une réelle responsabilité puisque le document est non contraignant. Ces documents témoignent de certains comportements à respecter lors des conflits armés inspirés du droit international humanitaire et des droits humains [11], mais sont non contraignants.
Le groupe Wagner met en lumière les problématiques émergentes et l’impact sur les conflits armés que ce type de groupe peut avoir. L’utilisation de ce genre de groupe militaire prolonge les conflits armés, amplifie les violences et augmente drastiquement les risques de violations du droit international humanitaire beaucoup moins adapté à ce genre d’acteurs. Le flou autour de leur système de gestion, de l’implication des États dans leurs actions et l’utilisation de ressortissants étrangers dans leurs rangs complexifie l’application du droit. Il est important de rappeler que peu importe leur qualification, les groupes impliqués dans des conflits armés internationaux doivent respecter un minimum de standards dont l’interdiction de la torture et de meurtres ciblant délibérément des civils [12]. Il reste encore malheureusement bien des défis à relever concernant la responsabilité des acteurs impliqués dans les conflits armés et auxquels le droit international devra tenter de trouver des solutions à l’avenir.
Notes
[1] Traduction libre “We are witnessing the ever-increasing presence of mercenaries and mercenary-related actors in contemporary armed conflicts and the ever-mounting risk of grave human rights abuses and war crimes” Haut-Commissariat des droits de l’Homme, Statement by the UN Working Group on the use of mercenaries warns about the dangers of the growing use of mercenaries around the globe, UN Working Group on the use of mercenaries, 4 mars 2022, en ligne: https://www.ohchr.org/en/statements/2022/03/statement-un-working-group-use-mercenaries-warns-about-dangers-growing-use
[2] Andrew Mumford , Proxy Warfare and the Future of Conflict, The RUSI Journal, 158:2, à la p.42, en ligne: https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/03071847.2013.787733
[3] Daniel L. Byman, Why engage in proxy war? A state’s perspective, Brookings, 21 mai 2018, en ligne : https://www.brookings.edu/blog/order-from-chaos/2018/05/21/why-engage-in-proxy-war-a-states-perspective/
[4] Kali Robinson, « What is Hezbollah ? », Council on Foreign Relations, 25 mai 2022, en ligne: https://www.cfr.org/backgrounder/what-hezbollah
[5] Black Water, Titan Corp and CACI Ibid.
[6] Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires, New York, 4 décembre 1989, entrée en vigueur le 20 octobre 2001. Ratifiée par 37 États, en ligne : https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=IND&mtdsg_no=XVIII-6&chapter=18&clang=_fr
[7] Convention de l’OAU pour l’élimination du mercenariat en Afrique, Libreville, 1977, entrée en vigueur le 22 avril 1985, en ligne : https://ihl-databases.icrc.org/assets/treaties/485-DIH-78-FR.pdf. Ratifiée par 32 États
[8] Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977, entrée en vigueur 1978 en ligne : https://ihl-databases.icrc.org/assets/treaties/470-PA-I-FR.pdf
[9] The Responsible Security Association, The Code: The International Code of Conduct for Private Security Service Providers, Genève, en ligne: https://icoca.ch/the-code/
[10] CICR, Le document de Montreux sur les obligations juridiques pertinentes et les bonnes pratiques pour les États en ce qui concerne les opérations des entreprises militaires et de sécurité privée pendant les conflits armés, Genève, novembre 2010, 48p. en ligne : https://www.montreuxdocument.org/pdf/document/en.pdf Adopté par 58 États. Il est à noter que le document n’est pas juridiquement contraignant, mais fait une recension de la bonne pratique et certaines obligations juridiques pour les compagnies de sécurité et militaires privées
[11] Il reste qu’en pratique certains cas rares de violations des principes de DIH surviennent toujours comme pour le massacre au Nisour en Irak où 31 civils ont été touchés. Les responsables ont été graciés par l’ancien Président Trump en décembre 2020. Falih Hassan et Jane Arraf, « Blackwater’s Bullets Scarred Iraqis. Trump’s Pardon Renewed the Pain », The New York Times, 21 février 2021, en ligne: https://www.nytimes.com/2020/12/23/world/middleeast/blackwater-trump-pardon.html
[12] Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, 12 août 1949, 75 RTNU 287 (entrée en vigueur : 21 octobre 1950) à l’Article 3.